C’est un fait bien connu des baleiniers anglais et américains, et mentionné depuis des années dans le récit digne de foi de Scoresby, que des baleines prises tout au nord du Pacifique portaient dans leurs flancs des fers de harpons reçus dans les mers du Groenland. Et l’on ne peut nier que, dans certains cas, le laps de temps écoulé entre ces deux combats n’ait pu excéder quelques jours. Certains baleiniers en ont déduit que le Passage du Nord-Ouest qui a posé si longuement un problème à l’homme, n’en fut jamais un pour la baleine. On retrouve ainsi dans la réalité vécue par des hommes bien vivants des prodiges aussi fabuleux que ceux que l’on contait autrefois au sujet de la Serra da Estrella, montagne de l’intérieur du Portugal et dont un lac proche du sommet voit flotter sur ses eaux les épaves de navires perdus en mer, ou l’histoire plus merveilleuse encore de la fontaine Aréthuse, près de Syracuse, dont les eaux, croyait-on, venaient de Terre sainte par une voie souterraine. Ces fables ne surpassent guère les prodiges quotidiens de la chasse à la baleine. Accoutumés à semblables magies, sachant que la Baleine blanche avait échappé vivante à des assauts répétés et intrépides, il n’est pas surprenant que les baleiniers aient poussé leurs superstitions jusqu’à affirmer que Moby Dick était non seulement omniprésent mais qu’il était encore immortel (l’immortalité n’était que l’ubiquité dans le temps), que des forêts de lances dans les flancs le laissaient intact et que même si l’on parvenait jamais à lui faire souffler un sang épais, cette vue ne serait qu’une effroyable illusion, car, à des lieues de là, sur des lames non rougies, son souffle monterait, immaculé.
Mais, dépouillé de tout surnaturel, le caractère insolite du seul aspect physique et irrécusable du monstre suffit à frapper l’imagination. En effet, ce n’est pas tellement sa masse inusitée qui le distingue des autres cachalots mais, comme nous l’avons déjà laissé entendre, un front étrange, ridé, d’une blancheur de neige, et une haute bosse pyramidale, blanche elle aussi. Ces particularités essentielles révèlent à ceux qui le connaissaient, son identité jusque dans les mers infinies ne figurant sur aucune carte.
Son corps était également si rayé, tacheté, marbré de cette même blancheur spectrale qu’il méritait bien son nom de Baleine blanche, justifié par l’éclat de son apparition, lorsque à l’heure de midi, glissant sur le bleu sombre de l’océan, il y ouvrait le sillage d’une voie lactée, écume blanche constellée de paillettes d’or.
Et ce n’était pas tant sa taille exceptionnelle, ni sa robe insigne, ni même sa mâchoire inférieure difforme qui rendaient la Baleine blanche naturellement terrifiante, que la méchanceté concertée et sans exemple dont elle avait fait preuve à d’innombrables reprises dans ses attaques. Plus que tout, peut-être, ses fuites traîtresses inspiraient l’épouvante, car lorsqu’elle s’éloignait de ses poursuivants triomphants, manifestant tous les signes de la peur, elle avait, plus d’une fois, fait brutalement volte-face et, fonçant sur eux, fait voler en éclats leurs pirogues, ou les avait contraints de regagner, en désarroi, leur navire.
Déjà plusieurs catastrophes marquaient l’histoire de sa chasse. De semblables désastres, dont il est peu fait état à terre, ne sont nullement rares dans les annales de la pêcherie mais, dans la plupart de ces cas, la préméditation criminelle et la férocité satanique de la Baleine blanche semblent telles que chaque démembrement ou chaque mort ne sauraient être imputées à une brute dépourvue de toute intelligence.
Imaginez dès lors dans quels brasiers de fureur démente étaient jetés ses chasseurs désespérés lorsque, parmi les éclats de leurs embarcations broyées, parmi les membres de leurs camarades déchiquetés, ils nageaient pour se dégager du lait caillé de la funeste colère de la baleine, et se retrouvaient devant le sourire serein et exaspérant du soleil, aussi immuable que s’il se fût agi d’une naissance ou d’une noce.