– Alors, qu’est-ce que tu en penses maintenant de voir le monde? As-tu envie de doubler le cap Horn pour ne rien voir de plus, hein? Ne peux-tu voir le monde depuis là où tu es?
J’étais un peu ébranlé, mais pêcher la baleine, je le devais, et j’irai; et le
– Tu peux aussi bien signer les papiers tout de suite, ajouta-t-il, suis-moi. Ce disant, il me précéda jusqu’à la descente de la cabine.
Sur la barre d’arcasse était assis un personnage qui me parut extraordinaire et surprenant. Il se trouva que c’était le capitaine Bildad qui, avec le capitaine Peleg, possédait le plus grand nombre de parts du navire, les autres actions, comme c’est parfois le cas dans ces ports, appartenant à une foule de vieux rentiers, à des veuves et des orphelins, à des pupilles sous tutelle judiciaire; chacun d’entre eux se trouvant propriétaire de la valeur d’une tête d’allonge, d’un pied de planche ou d’un ou deux clous à bord. Les gens de Nantucket placent leur argent sur les baleiniers, tout comme vous l’engagez en fonds d’État sûrs et d’un bon rapport.
Bildad, comme Peleg, et bien d’autres Nantuckais, était quaker, cette secte ayant fondé le premier établissement de l’île; et ses habitants conservent en général et jusqu’à ce jour, dans une mesure très exceptionnelle, les particularités des quakers, nuancées seulement de façon variable et irrégulière par des éléments parfaitement étrangers et disparates. Car quelques-uns de ces mêmes quakers sont parmi les plus sanguinaires des marins et des chasseurs de baleines. Ce sont des quakers combattants, des quakers en furie.
De sorte qu’il y a parmi eux des exemples d’hommes portant des noms tirés des Écritures – une coutume très répandue sur l’île – et qui, assimilant avec le lait de l’enfance le tutoiement théâtral et majestueux du langage quaker, mêlent étrangement à ces particularités indéracinables, au cours de leurs vies d’aventures sans bornes, audacieuses et téméraires, mille traits de caractère d’effronterie, que ne renieraient pas un roi viking ou un conquérant romain. Lorsque ces contraires fusionnent dans un homme d’une force naturelle vraiment supérieure, au cerveau bien fait et au cœur grave, que tant de longues nuits de quart aussi, sur les plus lointaines eaux, sous les constellations que le Nord ne révèle jamais, amènent, par leur paix et leur solitude, à penser avec indépendance en marge des traditions, qui reçoit toutes les empreintes douces ou violentes à la source même du sein vierge, généreux et confiant de la nature, et qui se rend maître, dès lors, c’est l’un de ses profits accidentels, d’un langage hardi, énergique et hautain – cet homme – le recensement d’une nation n’en donnera qu’un – vous offre le spectacle de la grandeur de qui est promis aux nobles tragédies. Et il ne sera amoindri en rien, quant au pathétique, si de naissance ou à cause de quelque circonstance, une tristesse maladive domine le fond de sa nature, dans laquelle il semble se complaire à demi. Car c’est un certain goût morbide qui façonne tous les hommes d’une tragique grandeur. Ô jeune ambition, sache-le bien, toute grandeur humaine n’est que maladie. Mais pour le moment nous ne nous trouvons pas devant une nature de ce genre mais devant une autre, fort différente, avec un homme qui, pour singulier qu’il soit, n’exprime qu’un aspect du quakerisme modifié par sa personnalité.