Quelque deux ans avant que j’apprenne les événements que je vais vous conter, messieurs, le
– Un homme des Lacs?… Buffalo! Je vous en prie, qu’est-ce qu’un homme des Lacs et où se trouve Buffalo? demanda don Sebastian, se soulevant dans le siège de rabane où il se balançait.
– Sur la rive est de notre lac Érié, señor, mais – je sollicite votre patience – car nous en reparlerons bientôt. Or, messieurs, sur les bricks à voiles carrées et sur les trois-mâts, les plus grands et les plus robustes qui aient fait voile de votre Callao vers les Philippines, personne plus que cet homme, venu d’un lac au cœur même de notre terre d’Amérique, n’avait reçu de ces impressions aventureuses que l’imagination populaire ne prête qu’à la mer libre. Car ces grandes mers d’eau douce des lacs Supérieur, Érié, Ontario, Huron, Michigan qui communiquent entre eux, ont une étendue océanique, de nombreuses caractéristiques de noblesse propres à l’Océan, et leurs rivages comportent la même diversité de races et de climats.
Ils ont, comme les eaux polynésiennes, de ronds archipels d’îles romantiques; comme l’Atlantique, ils séparent deux grandes nations fort dissemblables; ils sont une lointaine voie d’accès à la mer pour les nombreuses colonies de l’Est, établies un peu partout sur leurs rives; ici ou là des forts les menacent, comme les canons juchés, pareils à des chèvres dans les escarpements de Mackinac; ils ont entendu le grondement de victoires navales, ils cédèrent parfois leurs plages à des sauvages barbares dont les visages peints en rouge flamboyaient hors de leurs wigwams en peaux de bêtes; sur des lieues et des lieues, ils sont flanqués d’antiques forêts inviolées où des pins décharnés s’alignent comme les rois d’une généalogie gothique, où habitent de sauvages bêtes de proie et des créatures soyeuses dont les peaux partaient vêtir les empereurs tartares. Leurs eaux mirent aussi bien les capitales pavées de Cleveland et de Buffalo que les villages des Winnebagos, ils sont également sillonnés par le navire marchand gréé en trois-mâts carrés, par le croiseur de la marine de guerre, par le steamer et le canoë; ils sont balayés par des coups de vent du nord aussi funestes et destructeurs que ceux qui flagellent la mer, les naufrages ne leur sont pas étrangers car, hors de vue des terres qui les enferment, ils ont englouti la nuit bien des navires et leurs équipages hurlants.