La différence de nationalité ne crée pas de distinctions essentielles tant que le langage demeure le même comme c’est le cas pour les Américains et les Anglais. En vérité, ces rencontres sont rares, vu le petit nombre de baleiniers anglais, et lorsqu’elles se produisent une contrainte règne en raison d’une sorte de timidité, car l’Anglais a une certaine réserve que le Yankee n’imagine pas chez d’autres que lui-même. En outre, les baleiniers anglais affichent parfois une forme de supériorité citadine sur les baleiniers américains, regardant le grand et maigre Nantuckais, et ses provincialismes indéfinissables, un peu comme un paysan de la mer. À quoi tient ce sentiment de supériorité éprouvé par les Anglais, il est difficile à dire, surtout si l’on considère que les Yankees tuent en un jour plus de baleines que les Anglais en dix ans. C’est là une innocente faiblesse des baleiniers britanniques dont le Nantuckais ne s’offusque guère, sans doute parce qu’il se reconnaît à lui-même quelques petites faiblesses.
Ainsi donc, parmi les navires qui se croisent, les baleiniers sont ceux qui ont le plus de raisons de se montrer sociables et ils le sont en effet. Tandis que les navires marchands se rencontrant en plein Atlantique poursuivront leur route sans faire le moindre signe de reconnaissance, se croisant en haute mer comme des dandies à Broadway, peut-être même critiquent-ils réciproquement leur gréement en passant. Quant aux navires de guerre, ils mettent en branle une telle série idiote de révérences, de courbettes, de plongeons de pavillons, que ces simagrées ne semblent dictées ni par une chaleureuse spontanéité ni par un amour fraternel. En ce qui concerne les négriers, ils sont tellement pressés qu’ils fuient au plus vite; lorsque deux pirates croisent leurs os croisés, le premier interpelle l’autre: «Combien de crânes?» de la même manière que les baleiniers demandent: «Combien de barils?» Dès qu’ils ont reçu la réponse, ils filent aussitôt chacun de son côté, car ce sont d’infernaux bandits, qui n’aiment guère contempler leur vilenie incarnée en d’autres.
Mais regardez ce baleinier voguant à la bonne franquette, pieux, honnête, modeste, accueillant et sociable! Que fait-il lorsque, par un temps à peu près convenable, il rencontre un autre baleinier? Ils font une «gamme», chose si parfaitement inconnue aux autres navires qu’ils ignorent jusqu’à ce terme et si, par hasard, ils l’entendent prononcer, ils ricanent et font des gammes de plaisanteries à ce sujet en parlant de «souffleurs», de «bouilleurs de lard» et autres aménités du même genre. Pourquoi les hommes des navires marchands et des navires de guerre, aussi bien que les pirates et les négriers nourrissent-ils un tel mépris pour les baleiniers? Il est difficile d’y répondre. Je voudrais bien savoir quelle gloire il peut y avoir à faire le métier de pirate qui mène, certes, à une élévation peu ordinaire, celle du gibet. Or un homme parvenu à cette singulière et haute situation n’a pas grande base sur quoi la reposer. J’en conclus que lorsqu’un pirate se rengorge devant un baleinier, c’est sans fondement.
Mais qu’est-ce qu’une gamme? Vous pouvez bien vous user l’index à suivre les colonnes des dictionnaires sans trouver ce mot. Le Dr Johnson n’a jamais atteint pareille érudition et l’arche de Noé du Webster ne le contient pas. Et pourtant, ce terme si évocateur est d’un usage courant depuis bien des années parmi quelque quinze mille Yankees de bonne souche. Il réclame une définition, certes, et devrait figurer dans tout lexique. Aussi permettez-moi de le définir doctement.
GAMME. Substantif. –