Une fois de plus, nous nous retrouvons dans la cour sous cette damnée pluie. On nous distribue un mauser à notre matricule et vingt-cinq cartouches. Je ne sais si c’est le fait de recevoir ces armes, mais nous sommes tous de plus en plus pâles. Sans doute sommes-nous excusables : aucun de mes fiers compagnons n’a plus de dix-huit ans. Pour mon compte, je n’en aurai dix-sept que dans deux mois et demi. Le lieutenant s’aperçoit de notre désarroi. Pour nous remonter le moral, il nous lit le dernier communiqué de la Wehrmacht : von Paulus est sur la Volga ; von Richthofen n’est plus très loin de Moscou ; Les Anglo-Américains ont subi des pertes énormes en tentant de bombarder les villes du Reich. À nos cris de
Laus, notre feldwebel, est là, lui aussi, casqué et équipé ; au côté, il porte un long P.M. dans une gaine de cuir noir qui brille sous la pluie. Nous sommes tous silencieux, puis c’est l’ordre de départ, comme le coup de sifflet strident qui ébranle un express.
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En rang par trois, nous quittons ce qui fut, pour les trois cents hommes de notre compagnie, le lieu de la première camaraderie dans la Wehrmacht. Nous traversons une fois de plus le pont de pierre et nous nous engageons sur la route que nous avons prise un mois et demi plus tôt lors de notre arrivée. À plusieurs reprises, je me retourne et jette un regard sur l’imposante masse grise du vieux château polonais que je ne reverrai jamais plus, et je céderais volontiers à la mélancolie si la présence de mes camarades à mes côtés ne venait me remonter le moral. La pluie a cessé. Nous arrivons à Bialystok, verte de soldats ; nous nous dirigeons vers la gare.
PREMIÈRE PARTIE
LA RUSSIE
(
Chapitre Premier
Nous sommes maintenant stationnés le long d’un convoi de chemin de fer. On nous donne l’ordre de former les faisceaux sur le ballast et de déposer nos paquetages. Il est à peu près midi ou 1 heure. Laus a sorti quelques provisions de son sac et grignote. Son visage, quoique peu avenant, nous est devenu familier, et sa présence nous rassure. Son geste a été comme un signal, nous sortons nos vivres. Certains engloutissent la valeur de deux repas. Laus s’en aperçoit ; il se contente de déclarer :
— Bouffez ! Bouffez tout !… Mais pas de nouvelles distributions avant huit jours !
Nous n’avons pourtant l’impression de manger que la moitié de ce qu’il faudrait pour rassasier nos appétits de géants. Nous sommes un peu réchauffés.
Il y a deux heures que nous sommes là, et le froid commence à nous envahir. Nous marchons de long en large en échangeant quelques plaisanteries. Nous tapons des pieds pour les réchauffer. Quelques-uns trouvent le moyen d’écrire ; j’ai les doigts trop engourdis pour en faire autant. Je me contente d’observer. Il passe sans discontinuer des trains de matériel de guerre. Il y a un bel embouteillage à la gare, à peu près à 600 mètres. Cette gare de triage est très mal organisée : les convois avancent, reculent ensuite sur des tronçons de voies où d’autres compagnies, venues je ne sais d’où, font le poireau tout comme nous. Les types se déplacent et laissent passer le train qui repart bientôt en sens inverse. Quel encombrement !
Le convoi auquel nous sommes adossés a l’air d’être immobilisé pour l’éternité. Peut-être vaut-il mieux qu’il ne se mette pas en route !
Pour me donner un peu d’exercice, je me suis hissé jusqu’à la hauteur des ouvertures des wagons par où les bestiaux respirent un peu d’air frais. En fait de bétail, ce train est chargé à craquer de caisses de munitions !