Je stoppai mon simulacre de dîner, plaçai la nourriture dans le réfrigérateur et glissai assiettes, bols et baguettes dans le lave-vaisselle. Je pris la bouteille de vodka au fond du congélateur et en remplis ma tasse. Je m’enfilai une rasade. Brûlure de chaudière. J’emportai la bouteille et m’écroulai sur le canapé.
Je n’avais pas allumé. Je restai dans la pénombre, observant les poutres noires du plafond. Je percevais, derrière les vitres, la rumeur de la pluie et de la circulation. Trouver des nouvelles voies d’enquête. Abandonner les visions de Luc et la soi-disant existence du diable. Dégoter des solutions pour avancer dans le Jura, sur les insectes, le lichen, les acides… Je devais circonscrire mon investigation. Après tout, je tenais une coupable en Italie. Un autre en Estonie. Il fallait me concentrer sur celui de Sartuis. Quand je tiendrais ma série de meurtriers, il serait toujours temps de faire de la métaphysique.
Je portai ma tasse à mes lèvres et m’arrêtai net. Une idée venait de me traverser l’esprit. Depuis longtemps — depuis que j’avais découvert l’existence des Sans-Lumière —, je soupçonnais un homme de l’ombre, une espèce de « coach » qui aidait et soutenait ces « visionnaires ». Au fond de moi, je n’avais jamais cru à la culpabilité complète d’Agostina, pas plus qu’à celle de Raïmo. Ni l’un ni l’autre n’avaient les compétences pour mener à bien le sacrifice aux insectes.
Mais je n’étais pas allé assez loin dans mon raisonnement.
Un homme caché, oui, mais pas seulement.
Un véritable tueur.
Un meurtrier qui assassinait à la place des Sans-Lumière et qui parvenait, d’une manière ou d’une autre, à les convaincre de leur culpabilité.
Van Dieterling avait évoqué un « supra meurtrier ».
Zamorski un « inspirateur ».
Mais ils parlaient chaque fois du diable en personne.
La vérité était différente : un homme, un simple mortel, tuait, dans l’ombre des Sans-Lumière. Un dément qui repérait les cas de survivants à travers l’Europe et les vengeait. L’inscription sur l’écorce, à Bienfaisance, ne disait-elle pas : « JE PROTÈGE LES SANS-LUMIÈRE » ?
Je ne devais pas chercher un coupable pour l’affaire Sylvie Simonis.
Mais un assassin pour les trois affaires — et sans doute d’autres encore !
Un meurtrier qui vivait dans le Jura, j’en étais certain, et qui rayonnait dans toute l’Europe. Non seulement un manipulateur d’acides et un éleveur d’insectes, mais aussi un homme capable de pénétrer dans le cerveau des Sans-Lumière pour leur faire croire qu’ils avaient tué à sa place…
Nouveau déclic en moi. Et si cet homme créait, tout simplement, chaque Sans-Lumière ? S’il parvenait à pénétrer dans leur inconscient et à leur imprimer ces visions négatives ?
Non pas un démon, mais un démiurge.
Un homme qui tirait les ficelles des trois meurtres.
Un homme orchestrait les visions qui semblaient les précéder.
Je trouvai un nom à mon « super-suspect ».
Le Visiteur des Limbes.
Oui, il fallait ramener tout ce théâtre maléfique sur terre. Le vieillard luminescent, l’ange carnassier, l’enfant écorché : ces visions composaient le visage d’un seul homme. Un fou qui se grimait, se déguisait et triturait les consciences. Un assassin qui torturait les corps et multipliait les marques du diable. Un dément qui se prenait pour Satan et fabriquait ses propres Sans-Lumière !
Nouvelle rasade de vodka.
Nouvelles réflexions brûlantes.
Comment faisait-il pour suggérer aux miraculés leurs visions ? Comment leur apparaissait-il ? Aucune réponse. Pourtant, je laissai se diluer en moi — onde chaleureuse, bienveillante — ma nouvelle certitude.
Le Visiteur des Limbes.
Un tel salopard existait et j’allais mettre la main dessus.
C’était lui qui m’avait écrit « JE T’ATTENDAIS » puis « TOI ET MOI SEULEMENT ». Ce diable attendait son Saint-Michel Archange pour le grand duel !
Je me servis un nouveau verre à la santé de mon concept.
La vibration de mon portable me fit sursauter.
Je pensai à Corine Magnan. C’était Svendsen.
— J’ai peut-être du nouveau.
— Sur quoi ?
— Les morsures.
J’avais vidé la moitié de la bouteille de vodka et j’avais encore la tête emplie de théories : je ne voyais pas de quoi mon légiste parlait. Au bout de quelques secondes, enfin, je compris. Des siècles que personne ne m’avait parlé de cet aspect spécifique des meurtres : les marques de dents. Par ma faute : j’avais toujours écarté cet indice, de peur de découvrir des preuves physiques de l’existence de Pazuzu, le diable à tête de chauve-souris.
Le légiste continua :
— Je sais peut-être comment il fait.
— Tu es à la Râpée ?
— Où veux-tu que je sois ?
— J’arrive.
Je me levai avec difficulté, replaçai la bouteille au congélateur puis attrapai mon imper et fixai mon holster à ma ceinture. Je contemplai la porte de la chambre. Je rédigeai un mot, expliquant que je devais partir « pour l’enquête », et le posai sur la table basse du salon. Je m’éclipsai sans un bruit.