Elle tomba dans une flaque. Se releva. Elle n’était qu’à une trentaine de mètres du bord du toit quand la vague s’abattit, la propulsant en avant. Elle crut qu’elle allait passer par-dessus bord mais à quelques mètres du vide, la même force la tira en arrière, la ramenant à son point de départ.
Anaïs en resta suffoquée. C’était une violence pleine, grave, qui jouait avec elle. En se recroquevillant, elle parvint à ralentir sa course contre le sol, au point de sortir la tête de l’eau. L’air libre. Ses lèvres collées l’empêchaient de respirer par la bouche. Elle souffla de toutes ses forces par les narines. Des ruisseaux salés lui brûlaient les sinus. Ses oreilles bruissaient comme des coquillages. Il fallait qu’elle rejoigne la bordure et qu’elle repère une échelle avant que la vague ne revienne et ne la propulse dans les airs. Le jeu était à double tranchant. L’extrémité du toit pouvait à la fois lui offrir son salut et une mort certaine.
Elle essaya d’accélérer le pas, sans y parvenir. Derrière elle, la clameur s’amplifiait, se levait comme un rideau de théâtre. Vingt mètres. Elle cherchait du regard des degrés, une échelle, un système pour descendre. Dix mètres. Le grondement sur ses pas. La déferlante arrivait, s’accélérait, allait la toucher… Il serait trop tard pour éviter la chute.
Ce fut une autre attaque qui survint.
Le tueur jaillit sur sa droite. Son visage n’était qu’un rictus déchiré. Il brandissait une hache de silex. Deux morts s’offraient à elle. D’un côté, la vague et le vide. De l’autre, le tueur et son arme. Elle fonça, tête la première sur Toinin. Frappé au ventre, il se plia en deux. Ils roulèrent au sol. Anaïs, plus rapide, se releva et cadra les deux menaces. La lame qui arrivait, l’assassin de l’Olympe qui se relevait…
Ce fut comme un signe. Un appel inconscient. Quelque chose lui murmura de tourner la tête vers la gauche. Les points d’ancrage d’une échelle d’acier étaient là, rivés dans la plate-forme. Les deux anses lui tendaient les bras. Elle courut. Le tueur était sur elle, hache brandie.
Ce fut la dernière chose qu’elle vit. La vague les engloutit tous les deux. Anaïs ferma les yeux. Des milliers de doigts d’écume l’enserrèrent en une seule prise. À la taille, au torse, à la tête. Monde assourdi de l’eau. Raclement de la pierre. Ne pas mourir sous les coups du meurtrier était déjà une victoire. Mais elle n’était plus assez forte pour remporter la seconde : survivre pour de bon.
Sa dernière pensée fut le sillon d’un moniteur surveillant les signes vitaux d’un malade. La ligne était verte, fluorescente, désespérément plate. Tout au fond de son tympan, le sifflement d’alerte de la machine résonnait. Mais il s’éloignait déjà, couvert par le bruit noir de l’océan…
Le choc dans son dos la réveilla. En un éclair de lucidité, elle comprit que l’échelle s’arrêtait. Sans savoir comment, elle se contorsionna, agita les bras, attrapa à l’aveugle un des barreaux. L’instant d’après, elle était suspendue dans le vide, gesticulant, ruisselante. La mer ne voulait pas d’elle. Elle cala ses pieds. Elle était groggy mais se sentait aussi étrangement neuve, lavée, régénérée.
Malgré ses doigts gourds, ses jambes flageolantes, elle parvint à descendre, respirant à pleines narines, brûlée de l’intérieur par le feu de la mer. Elle descendit, et descendit encore. Cette course n’avait pas de fin.
Elle allait se laisser tomber quand le sol se substitua aux barreaux. Elle vacilla sans y croire. Elle était sur la terre ferme. Elle voyait les voies ferrées. Les citernes. Les bâtiments sombres. Sa vision se troubla. Elle perdit l’équilibre. Quand ses genoux touchèrent le ciment, elle l’aperçut : le monstre avait eu moins de chance qu’elle. Son corps désarticulé épousait le bitume comme une sangsue recrachant son sang. Le crâne sous la cagoule avait éclaté. La toile évoquait un immonde sac de cervelle.
— Ça va mademoiselle ?
Des hommes en cirés de pluie. Des torches électriques. Des voix couvertes par le claquement des capuches. Un des gars aperçut le collier Colson qui lui liait les mains. Le montra à son collègue. Elle voulut dire quelque chose mais ses lèvres étaient désespérément closes.
Elle pensa à son héros. Où était-il ? S’en était-il sorti ? Avait-il fait le grand saut ? Les hommes l’aidèrent à se relever. Elle devait les prévenir. Il fallait chercher Mathias Freire. Victor Janusz. Narcisse. Arnaud Chaplain. François Kubiela…
En fait, elle pensait à lui sous un autre nom. Elle voulut l’appeler. Revenir sur ses pas. Le sauver.
Elle ne cessait de répéter :
— Orphée… Orphée… Orphée…
Mais aucun son ne sortait de sa bouche scellée.
149
LES RAVAGES DE LA TEMPÊTE se reflétaient dans les flaques, dans les verres brisés, dans les bassins à peine calmés. Le soleil était là et c’était pire. La lumière dévoilait chaque détail du carnage. L’eau étincelait partout mais avec un éclat triste, maussade, funèbre. Ce soleil tiède était comme une fièvre, suintant la maladie, la convalescence, la mort.