Il mit de l’ordre dans ses pensées. Arnaud Chaplain n’avait donc pas été sélectionné. Mais il l’avait déjà été une fois, quand il avait passé l’audition avec Feliz. Comment s’appelait-il alors ?
— Continue.
— Tu l’as embrouillée. Tu l’as convaincue de témoigner contre je ne sais qui, au nom de je ne sais quoi.
— Témoigner ?
— Tu menais une enquête. Tu voulais dénoncer la combine. Le genre « redresseur de torts ». J’ai dit à Medina : t’as déjà un pied dans la merde, mets pas le deuxième. Mais laisse tomber pour la convaincre. Ces histoires de lutte, de combat, ça la faisait kiffer.
— C’était à quelle époque ?
— Juin dernier.
En août, Medina lâchait son message paniqué : « Ça commence à craindre. Je flippe. » Nono était arrivé trop tard. Ils avaient joué avec le feu et la jeune femme avait payé leur témérité au prix fort.
Sa conviction se renforça : il avait vécu exactement la même aventure avec Anne-Marie Straub, alias Feliz. Une autre femme qu’il avait séduite et convaincue de témoigner. Anne-Marie avait été tuée — sans doute pendue. Comment était morte Medina ?
— Feliz, ça te dit quelque chose ?
— Non. C’est qui ?
— Une fille qu’a pas eu de veine.
— Elle a croisé ta route ?
Chaplain ne répondit pas.
— Tu te souviens des hommes que tu as retenus ?
— Pas vraiment.
Leïla mentait mais il n’insista pas. Il songea aux proies de Medina. Il n’avait pas eu le temps de lire sa fiche mais la clé USB était dans sa poche.
— Combien y en avait-il ?
— Cinq ou six, je pense.
Aujourd’hui, pour une raison inconnue, Mêtis avait arrêté son programme. C’était l’heure du grand ménage. Les cobayes étaient éliminés. Les filles qui avaient trop parlé aussi. Restaient les meurtres mythiques. Comment s’inséraient-ils dans cette réaction en chaîne ?
— Tu m’as dit tout à l’heure que le programme était stoppé. Comment le sais-tu ?
— Ils n’appellent plus. Il n’y a plus aucun contact.
— Tu sais où les joindre, toi ?
Elle maugréa d’une voix râpée par le tabac :
— Non. Et même si je le savais, je ne le ferais pas. Cette histoire pue et je veux pas finir comme Medina. Et maintenant, on fait quoi ?
La question l’étonna. Chaplain comprit que Leïla, du haut de ses talons et de son bagout, avait besoin d’aide, de conseils. Mais il était le dernier à pouvoir l’aider.
Il avait porté la poisse à Feliz.
Il avait porté la poisse à Medina.
Il ne la porterait pas à Leïla.
Il attrapa la poignée de la portière et ordonna :
— Oublie-moi. Oublie Medina. Oublie Sasha. D’où tu viens ?
— De Nanterre.
— Retournes-y.
— Pour qu’ils brûlent ma caisse ?
Chaplain sourit. Il éprouvait un sentiment d’impuissance. Le destin de Leïla était à sens unique.
— Prends soin de toi.
Elle tendit sa cigarette comme une arme potentielle :
— Prends soin de toi, toi. Medina, elle disait que quoi qu’il t’arrive avec ces mecs, ça pourrait pas être pire que c’que t’avais déjà vécu.
— Qu’est-ce que j’ai vécu ?
Elle murmura, d’une voix presque inaudible :
— J’sais pas au juste. Elle disait que la mort était en toi. Que t’étais un zombie.
123
DÈS QU’IL OUVRIT la porte du loft, il comprit que les choses se répétaient.
La nuit se referma. Puis la riposte éclata. Plusieurs coups de feu éventrèrent la verrière, déchirèrent les rideaux, firent voler des débris de verre. Chaplain était à terre, s’ouvrant les mains sur les tessons. Entre les zébrures de feu, il vit passer un faisceau — sans doute une lampe tactique fixée au canon de l’automatique. Sous sa terreur, une question palpitait : comment l’avaient-ils encore retrouvé ?
Il tira deux fois à l’aveugle, vers le fond du loft, se releva et bondit à couvert, derrière le bloc de la cuisine. Détonations en retour. Sous la structure d’acier, les bruits secs n’avaient rien à voir avec les belles déflagrations qu’on entend dans les films. Ici, chaque coup perçait la nuit avec brièveté, révélant ce qu’il était : un message de pure destruction.
Le rayon de la torche balayait l’espace, parcourant la verrière brisée, courant sur les comptoirs, le cherchant dans chaque recoin. L’escalier se trouvait à droite, à égale distance de l’ennemi et de lui-même. Il décida qu’il devait monter sur la mezzanine pour s’en sortir. En fait, c’était son seul choix. S’il courait jusqu’à la porte, il se prendrait deux ou trois balles dans le dos avant d’avoir atteint le seuil.