Chaplain sourit pour la forme. Les efforts de Vahiné pour paraître drôle et originale le rendaient triste. En vérité, une seule lui plaisait ce soir. Sasha en personne, métisse athlétique à la poitrine généreuse et aux curieux iris verts. Il ne cessait de lui lancer de brefs coups d’œil. Il n’était pas payé de retour.
La cloche sonna.
Chaplain se leva. Vahiné parut prise de court — on lui avait escamoté le chapitre des confidences. Ces candidates aimaient parler d’elles, ce qui l’arrangeait bien : il n’avait pas besoin d’improviser sur le thème Nono.
Il s’installa sur le siège suivant et saisit aussitôt qu’il avait déjà rencontré la femme face à lui. Il ne la reconnaissait pas mais son regard, à elle, venait de s’allumer. Ce fut très bref, juste un déclic, puis la lueur disparut. Une bougie qu’on aurait soufflée.
Chaplain n’y alla pas par quatre chemins :
— Bonsoir. On se connaît, non ?
La femme baissa les yeux sur son verre. Il était vide. D’un geste, elle fit signe au garçon qui apporta directement un nouveau cocktail. La manœuvre prit quelques secondes.
— On se connaît ou non ? répéta-t-il.
— C’est chiant qu’on puisse pas fumer ici, marmonna-t-elle.
Il se pencha au-dessus de la table éclairée par les chandelles. Tout baignait dans une demi-pénombre, chatoyante et mouvante comme le roulis d’un navire. Il attendait sa réponse. Finalement, elle le fusilla du regard.
— Je crois pas, non.
Son hostilité soufflait une autre vérité mais il n’insista pas. Il devait jouer le jeu comme avec les autres. Subir et mener à la fois l’entretien d’embauche sentimentale.
— Comment vous vous appelez ?
— Lulu 78, fit-elle après avoir bu une gorgée.
Il eut envie de rire. Elle confirma :
— C’est comique, non ?
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— 78 : c’est ma date de naissance. (Elle but encore. Elle reprenait des couleurs.) On peut dire que je joue cartes sur table, non ?
— Et Lulu ?
— Lulu, c’est mon secret. En tout cas, je m’appelle pas Lucienne.
Elle rit nerveusement en plaçant sa main devant la bouche, à la japonaise. C’était une femme minuscule, aux épaules d’enfant. Sa chevelure rousse lui tombait le long des tempes comme le cadre mordoré d’une icône. Son visage était étroit, éclairé par des iris qui semblaient roux eux aussi. Ces yeux, associés aux lignes des sourcils, étaient gracieux mais ne cadraient pas avec le reste. Le nez trop long, la bouche trop fine imposaient une sévérité, une sécheresse sans beauté. Elle ne portait aucun bijou. Ses vêtements ne trahissaient aucun soin, aucun apprêt. Chaque détail révélait qu’elle était ici à contrecœur.
— C’est mon pseudo sur Internet, ajouta-t-elle comme une excuse. Je l’ai tellement utilisé… C’est presque devenu mon vrai nom.
Elle parlait comme un chasseur usé par des années de jungle et d’affût. Il nota qu’elle ne lui demandait pas son pseudo en retour.
Il attaqua large :
— Qu’est-ce que vous attendez de ce genre de rendez-vous ?
La femme miniature le fixa un bref instant, par en dessous, l’air de dire « comme si tu ne le savais pas », puis déclara, sentencieuse :
— Une chance. Une occasion. Une opportunité que la vie refuse de me donner…
Comme pour balayer son trouble, elle se lança dans un discours général. Sa vision de l’amour, du partage, de la vie à deux. Chaplain lui donnait docilement la réplique. Ils en vinrent à évoquer ce sujet comme un thème abstrait, extérieur, oubliant qu’ils étaient en train de parler d’eux-mêmes.
Lulu 78 se détendait. Elle faisait tourner l’alcool au fond de son verre en suivant des yeux le mouvement circulaire. La première impression avait disparu — l’idée qu’ils se connaissaient. Pourtant, par à coups, un regard, une inflexion de voix rallumait ce sentiment de
Il ne restait que quelques minutes mais Chaplain ne s’intéressait plus à l’entretien. Son projet : suivre cette femme dehors et l’interroger
— De nos jours, conclut-elle, être célibataire, c’est une maladie.
— Ça l’a toujours été, non ?
— C’est pas ici qu’on guérira, en tout cas.
— Merci pour l’encouragement.
— Arrête de déconner, tu… (Elle regretta aussitôt le tutoiement.) Vous n’y croyez pas. Personne n’y croit.
— On peut se tutoyer si vous voulez.
Elle faisait toujours tourner le verre entre ses doigts et le fixait comme un oracle.
— Je préfère pas, non… C’est chiant qu’on puisse pas fumer…
— Vous fumez beaucoup ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
La réplique avait la violence d’une gifle. Elle ouvrit la bouche. Elle était mûre pour tout déballer. À cet instant, la cloche retentit. Il y eut des raclements de chaises, des rires, des froissements de tissu. C’était foutu. L’étroit visage devint aussi impassible que celui d’une madone.
Chaplain lança un regard sur sa gauche.
Un homme attendait son tour.
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LULU 78 remonta la rue Saint-Paul.