— Deux facteurs interviennent. L’un est le mouvement du sol. L’autre joue sur le changement subjectif des valeurs du temps de chacun de nous. Les deux sont des absolus, mais il n’y a pas nécessairement de lien entre eux, pour autant que nous sachions.
— Alors, pourquoi…
— Écoutez. Le sol se déplace matériellement. Dans le nord, il le fait lentement – et plus loin on va au nord, plus ce déplacement est lent – dans le sud, il est plus rapide. S’il était possible d’atteindre le point le plus au nord, nous pensons que le sol ne bougerait pas du tout. Inversement nous estimons que le mouvement s’accélère jusqu’à une vitesse infinie à l’extrémité la plus éloignée au sud du monde.
— J’y suis allé, lui déclarai-je. À l’extrémité la plus éloignée.
— Vous avez parcouru… quoi ? soixante kilomètres ? Peut-être par accident, plus ? C’était assez loin pour que vous sentiez les effets… mais seulement le commencement de la réalité. Nous parlons en millions de kilomètres. Des millions, littéralement. Beaucoup plus même, diraient certains. Destaine, le fondateur de la cité, pensait que le monde avait des dimensions infinies.
— Mais la cité n’aurait qu’à avancer de quelques kilomètres de plus pour passer au nord de l’optimum, objectai-je.
— C’est exact… et la vie en serait beaucoup facilitée. Nous devrions encore la déplacer, mais pas si souvent et pas si loin. Toutefois, la difficulté, c’est que le mieux que nous puissions faire, est de nous maintenir à la hauteur de l’optimum.
— Qu’a-t-il de spécial, cet optimum ?
— C’est là que les conditions sur ce monde sont les plus voisines de celles de la planète Terre. Au point optimum, nos valeurs subjectives de temps sont normales. En outre, une journée dure vingt-quatre heures. Partout ailleurs sur ce monde, le temps subjectif détermine des jours un peu plus longs ou un peu plus courts. La vélocité du sol à l’optimum est d’environ un kilomètre tous les dix jours. L’optimum est important parce que sur un monde comme celui-ci, où il existe tant de variables, il nous faut une constante. Ne confondez pas les kilomètres-distance avec les kilomètres-temps. Nous disons que la ville a avancé de tant de kilomètres, alors que nous voulons vraiment dire que dix fois ce nombre de jours de vingt-quatre heures s’est écoulé. Ainsi, du point de vue de la réalité, nous n’aurions rien à gagner à nous trouver au nord de l’optimum.
Nous étions maintenant parvenus au point le plus élevé du col. On avait dressé les supports de câble et la cité était en cours de remorquage. La milice était très en vue, montant la garde non seulement autour de la ville, mais aussi de part et d’autre des voies. Nous décidâmes de ne pas aller jusqu’à la ville, mais d’attendre près des supports que la traction ait pris fin.
— Avez-vous lu la Directive de Destaine ? me demanda soudain Denton.
— Non. J’en ai entendu parler. Dans le serment.
— Exact. Clausewitz en a une copie. Vous devriez la lire si vous êtes membre de la guilde. Destaine a formulé les règles de survie sur ce monde et personne n’a jamais vu de raison de les changer. Cela vous ferait un peu mieux comprendre le monde, je crois.
— Destaine l’avait-il compris, lui ?
— Je le pense.
Il fallut encore une heure pour que le remorquage s’achève. Les tooks n’intervinrent pas et en fait, on ne les aperçut même pas. Je remarquai que plusieurs miliciens étaient à présent armés de fusils, probablement récupérés sur les tooks tués lors du dernier combat.
Une fois en ville, j’allai immédiatement consulter le calendrier central et découvris que, pendant notre expédition dans le nord, trois jours et demi s’étaient écoulés.
Un court entretient avec Clausewitz, puis on nous conduisit devant le Navigateur McMahon. Nous lui décrivîmes avec quelques détails le pays à travers lequel nous avions voyagé, lui montrant sur la carte les points importants. Denton exposa nos suggestions concernant le choix d’un itinéraire, indiquant les accidents de terrain qui pouvaient présenter des difficultés, ainsi que les chemins de dégagement. Dans l’ensemble, le terrain était assez favorable. Les collines imposeraient plusieurs détours par rapport au nord vrai, mais les pentes abruptes étaient rares et le sol était en son point nord le plus éloigné, plus bas de quelque trois cents mètres par rapport au niveau de notre position actuelle.
— Nous allons procéder à deux autres relevés, immédiatement, dit MacMahon à Clausewitz. L’un à cinq degrés à l’est, l’autre à cinq à l’ouest. Avez-vous des hommes disponibles ?
— Oui, monsieur.
— Je réunis le conseil aujourd’hui pour vous indiquer la route provisoire. Si les deux nouvelles cartes doivent nous apporter un terrain plus favorable, nous y reviendrons plus tard. Quand vous sera-t-il possible d’effectuer un relevé normal ?
— Dès que nous pourrons libérer des hommes de la milice et des voies, répondit Clausewitz.
— Pour le moment, elles ont la priorité. Nous allons donc nous contenter de ce tracé jusqu’à nouvel ordre. Si la situation s’améliore, recommencez.
— Bien, monsieur.