– Faites que je le voie.
– C’est facile.»
L’instant d’après, Luigi Vampa était devant Danglars.
«Vous m’appelez? demanda-t-il au prisonnier.
– C’est vous, monsieur, qui êtes le chef des personnes qui m’ont amené ici?
– Oui Excellence.
– Que désirez-vous de moi pour rançon? Parlez.
– Mais tout simplement les cinq millions que vous portez sur vous.»
Danglars sentit un effroyable spasme lui broyer le cœur.
«Je n’ai que cela au monde, monsieur, et c’est le reste d’une immense fortune: si vous me l’ôtez, ôtez-moi la vie.
– Il nous est défendu de verser votre sang, Excellence.
– Et par qui cela vous est-il défendu?
– Par celui auquel nous obéissons.
– Vous obéissez donc à quelqu’un?
– Oui, à un chef.
– Je croyais que vous-même étiez le chef?
– Je suis le chef de ces hommes; mais un autre homme est mon chef à moi.
– Et ce chef obéit-il à quelqu’un?
– Oui.
– À qui?
– À Dieu.»
Danglars resta un instant pensif.
«Je ne vous comprends pas, dit-il.
– C’est possible.
– Et c’est ce chef qui vous a dit de me traiter ainsi?
– Oui.
– Quel est son but?
– Je n’en sais rien.
– Mais ma bourse s’épuisera.
– C’est probable.
– Voyons, dit Danglars, voulez-vous un million?
– Non.
– Deux millions?
– Non.
– Trois millions?… quatre?… Voyons, quatre? je vous les donne à la condition que vous me laisserez aller.
– Pourquoi nous offrez-vous quatre millions de ce qui en vaut cinq? dit Vampa; c’est de l’usure cela, seigneur banquier, ou je ne m’y connais pas.
– Prenez tout! prenez tout, vous dis-je! s’écria Danglars, et tuez-moi!
– Allons, allons, calmez-vous, Excellence, vous allez vous fouetter le sang, ce qui vous donnera un appétit à manger un million par jour; soyez donc plus économe, morbleu!
– Mais quand je n’aurai plus d’argent pour vous payer! s’écria Danglars exaspéré.
– Alors vous aurez faim.
– J’aurai faim? dit Danglars blêmissant.
– C’est probable, répondit flegmatiquement Vampa.
– Mais vous dites que vous ne voulez pas me tuer?
– Non.
– Et vous voulez me laisser mourir de faim?
– Ce n’est pas la même chose.
– Eh bien, misérables! s’écria Danglars, je déjouerai vos infâmes calculs; mourir pour mourir, j’aime autant en finir tout de suite; faites-moi souffrir, torturez-moi, tuez-moi, mais vous n’aurez plus ma signature!
– Comme il vous plaira, Excellence», dit Vampa.
Et il sortit de la cellule.
Danglars se jeta en rugissant sur ses peaux de bouc.
Quels étaient ces hommes? quel était ce chef invisible? quels projets poursuivaient-ils donc sur lui? et quand tout le monde pouvait se racheter, pourquoi lui seul ne le pouvait-il pas?
Oh! certes, la mort, une mort prompte et violente, était un bon moyen de tromper ses ennemis acharnés, qui semblaient poursuivre sur lui une incompréhensible vengeance.
Oui, mais mourir!
Pour la première fois peut-être de sa carrière si longue, Danglars songeait à la mort avec le désir et la crainte tout à la fois de mourir; mais le moment était venu pour lui d’arrêter sa vue sur le spectre implacable qui vit au-dedans de toute créature, qui, à chaque pulsation du cœur, dit à lui-même: Tu mourras!
Danglars ressemblait à ces bêtes fauves que la chasse anime, puis qu’elle désespère, et qui, à force de désespoir, réussissent parfois à se sauver.
Danglars songea à une évasion.
Mais les murs étaient le roc lui-même; mais à la seule issue qui conduisait hors de la cellule un homme lisait, et derrière cet homme on voyait passer et repasser des ombres armées de fusils.
Sa résolution de ne pas signer dura deux jours, après quoi il demanda des aliments et offrit un million.
On lui servit un magnifique souper, et on prit son million.
Dès lors, la vie du malheureux prisonnier fut une divagation perpétuelle. Il avait tant souffert qu’il ne voulait plus s’exposer à souffrir, et subissait toutes les exigences; au bout de douze jours, un après-midi qu’il avait dîné comme en ses beaux jours de fortune, il fit ses comptes et s’aperçut qu’il avait tant donné de traités au porteur, qu’il ne lui restait plus que cinquante mille francs.
Alors il se fit en lui une réaction étrange: lui qui venait d’abandonner cinq millions, il essaya de sauver les cinquante mille francs qui lui restaient, plutôt que de donner ces cinquante mille francs, il se résolut de reprendre une vie de privations, il eut des lueurs d’espoir qui touchaient à la folie; lui qui depuis si longtemps avait oublié Dieu, il y songea pour se dire que Dieu parfois avait fait des miracles: que la caverne pouvait s’abîmer; que les carabiniers pontificaux pouvaient découvrir cette retraite maudite et venir à son secours; qu’alors il lui resterait cinquante mille francs; que cinquante mille francs étaient une somme suffisante pour empêcher un homme de mourir de faim; il pria Dieu de lui conserver ces cinquante mille francs, et en priant il pleura.