– Que vous importe, puisque Mlle Danglars n’était point au nombre de ceux qui y pensaient ici! Ah! il est vrai qu’elle pouvait y penser chez elle.
– Oh! quant à cela, non, j’en suis sûr: ou si elle y pensait, c’est certainement de la même façon que je pense à elle.
– Touchante sympathie! dit le comte. Alors vous vous détestez?
– Écoutez, dit Morcerf, si Mlle Danglars était femme à prendre en pitié le martyre que je ne souffre pas pour elle et m’en récompenser en dehors des convenances matrimoniales arrêtées entre nos deux familles, cela m’irait à merveille. Bref, je crois que Mlle Danglars serait une maîtresse charmante, mais comme femme, diable…
– Ainsi, dit Monte-Cristo en riant, voilà votre façon de penser sur votre future?
– Oh! mon Dieu! oui, un peu brutale, c’est vrai mais exacte du moins. Or, puisqu’on ne peut faire de ce rêve une réalité; comme pour arriver à un certain but il faut que Mlle Danglars devienne ma femme c’est-à-dire qu’elle vive avec moi, qu’elle pense près de moi, qu’elle chante près de moi, qu’elle fasse des vers et de la musique à dix pas de moi, et cela pendant tout le temps de ma vie, alors je m’épouvante. Une maîtresse, mon cher comte, cela se quitte, mais une femme, peste! c’est autre chose, cela se garde éternellement, de près ou de loin c’est-à-dire. Or, c’est effrayant de garder toujours Mlle Danglars, fût-ce même de loin.
– Vous êtes difficile, vicomte.
– Oui, car souvent je pense à une chose impossible.
– À laquelle?
– À trouver pour moi une femme comme mon père en a trouvé une pour lui.»
Monte-Cristo pâlit et regarda Albert en jouant avec des pistolets magnifiques dont il faisait rapidement crier les ressorts.
«Ainsi, votre père a été bien heureux, dit-il.
– Vous savez mon opinion sur ma mère, monsieur le comte: un ange du ciel; voyez-la encore belle, spirituelle toujours, meilleure que jamais. J’arrive du Tréport; pour tout autre fils, eh! mon Dieu! accompagner sa mère serait une complaisance ou une corvée; mais, moi, j’ai passé quatre jours en tête-à-tête avec elle, plus satisfait, plus reposé, plus poétique, vous le dirais-je, que si j’eusse emmené au Tréport la reine Mab ou Titania.
– C’est une perfection désespérante, et vous donnez à tous ceux qui vous entendent de graves envies de rester célibataires.
– Voilà justement, reprit Morcerf, pourquoi, sachant qu’il existe au monde une femme accomplie, je ne me soucie pas d’épouser Mlle Danglars. Avez-vous quelquefois remarqué comme notre égoïsme revêt de couleurs brillantes tout ce qui nous appartient? Le diamant qui chatoyait à la vitre de Marlé ou de Fossin devient bien plus beau depuis qu’il est notre diamant; mais si l’évidence vous force à reconnaître qu’il en est d’une eau plus pure, et que vous soyez condamné à porter éternellement ce diamant inférieur à un autre, comprenez-vous la souffrance?
– Mondain! murmura le comte.
– Voilà pourquoi je sauterai de joie le jour où Mlle Eugénie s’apercevra que je ne suis qu’un chétif atome et que j’ai à peine autant de cent mille francs qu’elle a de millions.»
Monte-Cristo sourit.
«J’avais bien pensé à autre chose, continua Albert; Franz aime les choses excentriques, j’ai voulu le rendre malgré lui amoureux de Mlle Danglars; mais à quatre lettres que je lui ai écrites dans le plus affriandant des styles, Franz m’a imperturbablement répondu: «Je suis excentrique, c’est vrai, mais mon excentricité ne va pas jusqu’à reprendre ma parole quand je l’ai donnée.»
– Voilà ce que j’appelle le dévouement de l’amitié: donner à un autre la femme dont on ne voudrait soi-même qu’à titre de maîtresse.»
Albert sourit.
«À propos, continua-t-il, il arrive, ce cher Franz; mais peu vous importe, vous ne l’aimez pas, je crois?
– Moi! dit Monte-Cristo; eh! mon cher vicomte, où donc avez-vous vu que je n’aimais pas M. Franz? J’aime tout le monde.
– Et je suis compris dans tout le monde… merci.
– Oh! ne confondons pas, dit Monte-Cristo: j’aime tout le monde à la manière dont Dieu nous ordonne d’aimer notre prochain, chrétiennement; mais je ne hais bien que de certaines personnes. Revenons à M. Franz d’Épinay. Vous dites donc qu’il arrive.
– Oui, mandé par M. de Villefort, aussi enragé, à ce qu’il paraît, de marier Mlle Valentine que M. Danglars est enragé de marier Mlle Eugénie. Décidément, il paraît que c’est un état des plus fatigants que celui de père de grandes filles; il me semble que cela leur donne la fièvre, et que leur pouls bat quatre-vingt-dix fois à la minute, jusqu’à ce qu’ils en soient débarrassés.
– Mais M. d’Épinay ne vous ressemble pas, lui; il prend son mal en patience.
– Mieux que cela, il le prend au sérieux; il met des cravates blanches et parle déjà de sa famille. Il a au reste pour les Villefort une grande considération.
– Méritée, n’est-ce pas?
– Je le crois. M. de Villefort a toujours passé pour un homme sévère, mais juste.
– À la bonne heure, dit Monte-Cristo, en voilà un au moins que vous ne traitez pas comme ce pauvre M. Danglars.