– Oui, sans doute; mais, croyez-moi, cet homme a d’autres projets. Voilà pourquoi j’ai voulu vous voir, voilà pourquoi j’ai demandé à vous parler, voilà pourquoi j’ai voulu vous prémunir contre tout le monde, mais contre lui surtout. Dites-moi, continua Villefort en fixant plus profondément encore qu’il ne l’avait fait jusque-là ses yeux sur la baronne, vous n’avez parlé de notre liaison à personne?
– Jamais, à personne.
– Vous me comprenez, reprit affectueusement Villefort, quand je dis à personne, pardonnez-moi cette insistance, à personne au monde, n’est-ce pas?
– Oh! oui, oui, je comprends très bien, dit la baronne en rougissant; jamais! je vous le jure.
– Vous n’avez point l’habitude d’écrire le soir ce qui s’est passé dans la matinée? vous ne faites pas de journal?
– Non! Hélas! ma vie passe emportée par la frivolité; moi-même, je l’oublie.
– Vous ne rêvez pas haut, que vous sachiez?
– J’ai un sommeil d’enfant; ne vous le rappelez-vous pas?»
Le pourpre monta au visage de la baronne, et la pâleur envahit celui de Villefort.
«C’est vrai, dit-il si bas qu’on l’entendit à peine.
– Eh bien? demanda la baronne.
– Eh bien, je comprends ce qu’il me reste à faire, reprit Villefort. Avant huit jours d’ici, je saurai ce que c’est que M. de Monte-Cristo, d’où il vient, où il va, et pourquoi il parle devant nous des enfants qu’on déterre dans son jardin.»
Villefort prononça ces mots avec un accent qui eût fait frissonner le comte s’il eût pu les entendre.
Puis il serra la main que la baronne répugnait à lui donner et la reconduisit avec respect jusqu’à la porte.
Mme Danglars reprit un autre fiacre, qui la ramena au passage, de l’autre côté duquel elle retrouva sa voiture et son cocher, qui, en l’attendant, dormait paisiblement sur son siège.
LXVIII. Un bal d’été
Le même jour, vers l’heure où Mme Danglars faisait la séance que nous avons dite dans le cabinet de M. le procureur du roi, une calèche de voyage, entrant dans la rue du Helder, franchissait la porte du n°27 et s’arrêtait dans la cour.
Au bout d’un instant la portière s’ouvrait, et Mme de Morcerf en descendait appuyée au bras de son fils.
À peine Albert eut-il reconduit sa mère chez elle que, commandant un bain et ses chevaux, après s’être mis aux mains de son valet de chambre, il se fit conduire aux Champs-Élysées, chez le comte de Monte-Cristo.
Le comte le reçut avec son sourire habituel. C’était une étrange chose: jamais on ne paraissait faire un pas en avant dans le cœur ou dans l’esprit de cet homme. Ceux qui voulaient, si l’on peut dire cela, forcer le passage de son intimité trouvaient un mur.
Morcerf, qui accourait à lui les bras ouverts, laissa, en le voyant et malgré son sourire amical, tomber ses bras, et osa tout au plus lui tendre la main.
De son côté, Monte-Cristo la lui toucha, comme il faisait toujours, mais sans la lui serrer.
«Eh bien, me voilà, dit-il, cher comte.
– Soyez le bienvenu.
– Je suis arrivé depuis une heure.
– De Dieppe?
– Du Tréport.
– Ah! c’est vrai.
– Et ma première visite est pour vous.
– C’est charmant de votre part, dit Monte-Cristo comme il eût dit toute autre chose.
– Eh bien, voyons, quelles nouvelles?
– Des nouvelles! vous demandez cela à moi, à un étranger!»
– Je m’entends: quand je demande quelles nouvelles, je demande si vous avez fait quelque chose pour moi?
– M’aviez-vous donc chargé de quelque commission? dit Monte-Cristo en jouant l’inquiétude.
– Allons, allons, dit Albert, ne simulez pas l’indifférence. On dit qu’il y a des avertissements sympathiques qui traversent la distance: eh bien! au Tréport, j’ai reçu mon coup électrique; vous avez, sinon travaillé pour moi, du moins pensé à moi.
– Cela est possible, dit Monte-Cristo. J’ai en effet pensé à vous; mais le courant magnétique dont j’étais le conducteur agissait, je l’avoue, indépendamment de ma volonté.
– Vraiment! Contez-moi cela, je vous prie.
– C’est facile, M. Danglars a dîné chez moi.
– Je le sais bien, puisque c’est pour fuir sa présence que nous sommes partis, ma mère et moi.
– Mais il a dîné avec M. Andrea Cavalcanti.
– Votre prince italien?
– N’exagérons pas. M. Andrea se donne seulement le titre de vicomte.
– Se donne, dites-vous?
– Je dis: se donne.
– Il ne l’est donc pas?
– Eh! le sais-je, moi? Il se le donne, je le lui donne, on le lui donne; n’est-ce pas comme s’il l’avait?
– Homme étrange que vous faites, allez! Eh bien?
– Eh bien, quoi?
– M. Danglars a donc dîné ici?
– Oui.
– Avec votre vicomte Andrea Cavalcanti?
– Avec le vicomte Andrea Cavalcanti, le marquis son père, Mme Danglars, M. et Mme de Villefort, des gens charmants, M. Debray, Maximilien Morrel, et puis qui encore… attendez donc… ah! M. de Château-Renaud.
– On a parlé de moi?
– On n’en a pas dit un mot.
– Tant pis.
– Pourquoi cela? Il me semble que, si l’on vous a oublié, on n’a fait, en agissant ainsi, que ce que vous désiriez!
– Mon cher comte, si l’on n’a point parlé de moi, c’est qu’on y pensait beaucoup, et alors je suis désespéré.