«M. de Monte-Cristo est prévenu que cette nuit même un homme s’introduira dans sa maison des Champs-Élysées, pour soustraire des papiers qu’il croit enfermés dans le secrétaire du cabinet de toilette: on sait M. le comte de Monte-Cristo assez brave pour ne pas recourir à l’intervention de la police, intervention qui pourrait compromettre fortement celui qui donne cet avis. M. le comte, soit par une ouverture qui donnera de la chambre à coucher dans le cabinet, soit s’embusquant dans le cabinet, pourra se faire justice lui-même. Beaucoup de gens et de précautions apparentes éloigneraient certainement le malfaiteur, et feraient perdre à M. de Monte-Cristo cette occasion de connaître un ennemi que le hasard a fait découvrir à la personne qui donne cet avis au comte, avis qu’elle n’aurait peut-être pas l’occasion de renouveler si, cette première entreprise échouant, le malfaiteur en renouvelait une autre.»
Le premier mouvement du comte fut de croire à une ruse de voleurs, piège grossier qui lui signalait un danger médiocre pour l’exposer à un danger plus grave. Il allait donc faire porter la lettre à un commissaire de police, malgré la recommandation, et peut-être même à cause de la recommandation de l’ami anonyme, quand tout à coup l’idée lui vint que ce pouvait être, en effet, quelque ennemi particulier à lui, que lui seul pouvait reconnaître et dont, le cas échéant, lui seul pouvait tirer parti, comme avait fait Fiesque du Maure qui avait voulu l’assassiner. On connaît le comte; nous n’avons donc pas besoin de dire que c’était un esprit plein d’audace et de vigueur qui se raidissait contre l’impossible avec cette énergie qui fait seule les hommes supérieurs. Par la vie qu’il avait menée, par la décision qu’il avait prise et qu’il avait tenue de ne reculer devant rien, le comte en était venu à savourer des jouissances inconnues dans les luttes qu’il entreprenait parfois contre la nature, qui est Dieu, et contre le monde qui peut bien passer pour le diable.
«Ils ne veulent pas me voler mes papiers, dit Monte-Cristo, ils veulent me tuer; ce ne sont pas des voleurs, ce sont des assassins. Je ne veux pas que M. le préfet de Police se mêle de mes affaires particulières. Je suis assez riche, ma foi, pour dégrever en ceci le budget de son administration.»
Le comte rappela Baptistin, qui était sorti de la chambre après avoir apporté la lettre.
«Vous allez retourner à Paris, dit-il, vous ramènerez ici tous les domestiques qui restent. J’ai besoin de tout mon monde à Auteuil.
– Mais ne restera-t-il donc personne à la maison, monsieur le comte? demanda Baptistin.
– Si fait, le concierge.
– Monsieur le comte réfléchira qu’il y a loin de la loge à la maison.
– Eh bien?
– Eh bien, on pourrait dévaliser tout le logis, sans qu’il entendît le moindre bruit.
– Qui cela?
– Mais des voleurs.
– Vous êtes un niais, monsieur Baptistin; les voleurs dévalisassent-ils tout le logement, ne m’occasionneront jamais le désagrément que m’occasionnerait un service mal fait.»
Baptistin s’inclina.
«Vous m’entendez, dit le comte, ramenez vos camarades depuis le premier jusqu’au dernier; mais que tout reste dans l’état habituel; vous fermerez les volets du rez-de-chaussée, voilà tout.
– Et ceux du premier?
– Vous savez qu’on ne les ferme jamais. Allez.»
Le comte fit dire qu’il dînerait seul chez lui et ne voulait être servi que par Ali.
Il dîna avec sa tranquillité et sa sobriété habituelles, et après le dîner, faisant signe à Ali de le suivre, il sortit par la petite porte, gagna le bois de Boulogne comme s’il se promenait, prit sans affectation le chemin de Paris, et à la nuit tombante se trouva en face de la maison des Champs-Élysées.
Tout était sombre, seule une faible lumière brillait dans la loge du concierge, distante d’une quarantaine de pas de la maison, comme l’avait dit Baptistin.