Seulement, en face de cette réalité de plein jour, il lui semblait qu’il y avait au moins un an que toutes ces choses s’étaient passées, tant le rêve qu’il avait fait était vivant dans sa pensée et prenait d’importance dans son esprit. Aussi de temps en temps son imagination faisait asseoir au milieu des matelots, ou traverser un rocher, ou se balancer sur la barque, une de ces ombres qui avaient étoilé sa nuit de leurs baisers. Du reste, il avait la tête parfaitement libre et le corps parfaitement reposé: aucune lourdeur dans le cerveau, mais, au contraire, un certain bien-être général, une faculté d’absorber l’air et le soleil plus grande que jamais.
Il s’approcha donc gaiement de ses matelots.
Dès qu’ils le revirent ils se levèrent, et le patron s’approcha de lui.
«Le seigneur Simbad, lui dit-il, nous a chargés de tous ses compliments pour Votre Excellence, et nous a dit de lui exprimer le regret qu’il a de ne pouvoir prendre congé d’elle; mais il espère que vous l’excuserez quand vous saurez qu’une affaire très pressante l’appelle à Malaga.
– Ah çà! mon cher Gaetano, dit Franz, tout cela est donc véritablement une réalité: il existe un homme qui m’a reçu dans cette île, qui m’y a donné une hospitalité royale, et qui est parti pendant mon sommeil?
– Il existe si bien, que voilà son petit yacht qui s’éloigne, toutes voiles dehors, et que, si vous voulez prendre votre lunette d’approche, vous reconnaîtrez selon toute probabilité, votre hôte au milieu de son équipage.»
Et, en disant ces paroles, Gaetano étendait le bras dans la direction d’un petit bâtiment qui faisait voile vers la pointe méridionale de la Corse.
Franz tira sa lunette, la mit à son point de vue, et la dirigea vers l’endroit indiqué.
Gaetano ne se trompait pas. Sur l’arrière du bâtiment, le mystérieux étranger se tenait debout tourné de son côté, et tenant comme lui une lunette à la main; il avait en tout point le costume sous lequel il était apparu la veille à son convive, et agitait son mouchoir en signe d’adieu.
Franz lui rendit son salut en tirant à son tour son mouchoir et en l’agitant comme il agitait le sien.
Au bout d’une seconde, un léger nuage de fumée se dessina à la poupe du bâtiment, se détacha gracieusement de l’arrière et monta lentement vers le ciel; puis une faible détonation arriva jusqu’à Franz.
«Tenez, entendez-vous, dit Gaetano, le voilà qui vous dit adieu!»
Le jeune homme prit sa carabine et la déchargea en l’air, mais sans espérance que le bruit pût franchir la distance qui séparait le yacht de la côte.
«Qu’ordonne Votre Excellence? dit Gaetano.
– D’abord que vous m’allumiez une torche.
– Ah! oui, je comprends, reprit le patron, pour chercher l’entrée de l’appartement enchanté. Bien du plaisir, Excellence, si la chose vous amuse, et je vais vous donner la torche demandée. Moi aussi, j’ai été possédé de l’idée qui vous tient, et je m’en suis passé la fantaisie trois ou quatre fois; mais j’ai fini par y renoncer. Giovanni, ajouta-t-il, allume une torche et apporte-la à Son Excellence.»
Giovanni obéit. Franz prit la torche et entra dans le souterrain, suivi de Gaetano.
Il reconnut la place où il s’était réveillé à son lit de bruyères encore tout froissé; mais il eut beau promener sa torche sur toute la surface extérieure de la grotte il ne vit rien, si ce n’est, à des traces de fumée, que d’autres avant lui avaient déjà tenté inutilement la même investigation.
Cependant il ne laissa pas un pied de cette muraille granitique, impénétrable comme l’avenir, sans l’examiner; il ne vit pas une gerçure qu’il n’y introduisît la lame de son couteau de chasse; il ne remarqua pas un point saillant qu’il n’appuyât dessus, dans l’espoir qu’il céderait; mais tout fut inutile, et il perdit, sans aucun résultat, deux heures à cette recherche.
Au bout de ce temps, il y renonça; Gaetano était triomphant.
Quand Franz revint sur la plage, le yacht n’apparaissait plus que comme un petit point blanc à l’horizon, il eut recours à sa lunette, mais même avec l’instrument il était impossible de rien distinguer.
Gaetano lui rappela qu’il était venu pour chasser des chèvres, ce qu’il avait complètement oublié. Il prit son fusil et se mit à parcourir l’île de l’air d’un homme qui accomplit un devoir plutôt qu’il ne prend un plaisir, et au bout d’un quart d’heure il avait tué une chèvre et deux chevreaux. Mais ces chèvres, quoique sauvages et alertes comme des chamois, avaient une trop grande ressemblance avec nos chèvres domestiques, et Franz ne les regardait pas comme un gibier.
Puis des idées bien autrement puissantes préoccupaient son esprit. Depuis la veille il était véritablement le héros d’un conte des
Alors, malgré l’inutilité de sa première perquisition, il en recommença une seconde, après avoir dit à Gaetano de faire rôtir un des deux chevreaux. Cette seconde visite dura assez longtemps, car lorsqu’il revint le chevreau était rôti et le déjeuner était prêt.