Enfin la barque toucha la rive, mais sans effort, sans secousse comme les lèvres touchent les lèvres, et il rentra dans la grotte sans que cette musique charmante cessât. Il descendit ou plutôt il lui sembla descendre quelques marches, respirant cet air frais et embaumé comme celui qui devait régner autour de la grotte de Circé, fait de tels parfums qu’ils font rêver l’esprit, de telles ardeurs qu’elles font brûler les sens, et il revit tout ce qu’il avait vu avant son sommeil, depuis Simbad, l’hôte fantastique, jusqu’à Ali, le serviteur muet; puis tout sembla s’effacer et se confondre sous ses yeux, comme les dernières ombres d’une lanterne magique qu’on éteint, et il se retrouva dans la chambre aux statues, éclairée seulement d’une de ces lampes antiques et pâles qui veillent au milieu de la nuit sur le sommeil ou la volupté.
C’étaient bien les mêmes statues riches de forme, de luxure et de poésie, aux yeux magnétiques, aux sourires lascifs, aux chevelures opulentes. C’était Phryné, Cléopâtre, Messaline, ces trois grandes courtisanes: puis au milieu de ces ombres impudiques se glissait, comme un rayon pur, comme un ange chrétien au milieu de l’Olympe, une de ces figures chastes, une de ces ombres calmes, une de ces visions douces qui semblait voiler son front virginal sous toutes ces impuretés de marbre.
Alors il lui parut que ces trois statues avaient réuni leurs trois amours pour un seul homme, et que cet homme c’était lui, qu’elles s’approchaient du lit où il rêvait un second sommeil, les pieds perdus dans leurs longues tuniques blanches, la gorge nue, les cheveux se déroulant comme une onde, avec une de ces poses auxquelles succombaient les dieux, mais auxquelles résistaient les saints, avec un de ces regards inflexibles et ardents comme celui du serpent sur l’oiseau, et qu’il s’abandonnait à ces regards douloureux comme une étreinte, voluptueux comme un baiser.
Il sembla à Franz qu’il fermait les yeux, et qu’à travers le dernier regard qu’il jetait autour de lui il entrevoyait la statue pudique qui se voilait entièrement; puis ses yeux fermés aux choses réelles, ses sens s’ouvrirent aux impressions impossibles.
Alors ce fut une volupté sans trêve, un amour sans repos, comme celui que promettait le Prophète à ses élus. Alors toutes ces bouches de pierre se firent vivantes, toutes ces poitrines se firent chaudes, au point que pour Franz, subissant pour la première fois l’empire du hachisch, cet amour était presque une douleur, cette volupté presque une torture, lorsqu’il sentait passer sur sa bouche altérée les lèvres de ces statues, souples et froides comme les anneaux d’une couleuvre; mais plus ses bras tentaient de repousser cet amour inconnu, plus ses sens subissaient le charme de ce songe mystérieux, si bien qu’après une lutte pour laquelle on eût donné son âme, il s’abandonna sans réserve et finit par retomber haletant, brûlé de fatigue, épuisé de volupté, sous les baisers de ces maîtresses de marbre et sous les enchantements de ce rêve inouï.
XXXII. Réveil
Lorsque Franz revint à lui, les objets extérieurs semblaient une seconde partie de son rêve; il se crut dans un sépulcre où pénétrait à peine, comme un regard de pitié, un rayon de soleil; il étendit la main et sentit de la pierre; il se mit sur son séant: il était couché dans son burnous, sur un lit de bruyères sèches fort doux et fort odoriférant.
Toute vision avait disparu, et, comme si les statues n’eussent été que des ombres sorties de leurs tombeaux pendant son rêve, elles s’étaient enfuies à son réveil.
Il fit quelques pas vers le point d’où venait le jour; à toute l’agitation du songe succédait le calme de la réalité. Il se vit dans une grotte, s’avança du côté de l’ouverture, et à travers la porte cintrée aperçut un ciel bleu et une mer d’azur. L’air et l’eau resplendissaient aux rayons du soleil du matin; sur le rivage, les matelots étaient assis causant et riant; à dix pas en mer la barque se balançait gracieusement sur son ancre.
Alors il savoura quelque temps cette brise fraîche qui lui passait sur le front; il écouta le bruit affaibli de la vague qui se mouvait sur le bord et laissait sur les roches une dentelle d’écume blanche comme de l’argent; il se laissa aller sans réfléchir, sans penser à ce charme divin qu’il y a dans les choses de la nature, surtout lorsqu’on sort d’un rêve fantastique; puis peu à peu cette vie du dehors, si calme, si pure, si grande, lui rappela l’invraisemblance de son sommeil, et les souvenirs commencèrent à rentrer dans sa mémoire.
Il se souvint de son arrivée dans l’île, de sa présentation à un chef de contrebandiers, d’un palais souterrain plein de splendeurs, d’un souper excellent et d’une cuillerée de haschich.