Je ne savais pas quoi faire parce que je ne voulais pas la contrarier, mais j'étais sûr que la police française n'allait pas venir pour rendre à Madame Rosa ses vingt ans. Je me suis assis par terre dans un coin et je suis resté la tête baissée pour ne pas la voir, c'est tout ce que je pouvais faire pour elle. Heureusement, elle s'est améliorée et elle fut la première étonnée de se trouver là avec sa valise, son chapeau, sa robe bleue avec des marguerites et son sac à main plein de souvenirs, mais j'ai pensé qu'il valait mieux ne pas lui dire ce qui s'était passé, je voyais bien qu'elle avait tout oublié. C'était l'amnistie et le docteur Katz m'avait prévenu qu'elle allait en avoir de plus en plus, jusqu'au jour où elle ne se souviendra plus de rien pour toujours et vivra peut-être de longues années encore dans un état d'habitude.
– Qu'est-ce qui s'est passé, Momo? Pourquoi je suis là avec ma valise comme pour partir?
– Vous avez rêvé, Madame Rosa. Ça n'a jamais fait de mal à personne de rêver un peu.
Elle me regardait avec méfiance.
– Momo, tu dois me dire la vérité.
– Je vous jure que je vous dis la vérité, Madame Rosa. Vous n'avez pas le cancer. Le docteur Katz est absolument certain là-dessus. Vous pouvez être tranquille.
Elle parut un peu rassurée, c'était une bonne chose à ne pas avoir.
– Comment ça se fait que je suis là sans savoir d'où et pourquoi? Qu'est-ce que j'ai, Momo?
Elle s'est assise sur le lit et elle s'est mise à pleurer. Je me suis levé, je suis allé m'asseoir à côté d'elle et je lui ai pris la main, elle aimait ça. Elle a tout de suite souri et elle m'a arrangé un Peu les cheveux pour que je sois plus joli.
– Madame Rosa, c'est seulement la vie, et on peut vivre très vieux avec ça. Le docteur Katz m'a dit que vous êtes une personne de votre âge et il a même donné un numéro pour ça.
– Le troisième âge?
– C'est ça.
Elle réfléchit un moment.
– Je ne comprends pas, j'ai fini ma ménopause il y a longtemps. J'ai même travaillé avec. Je n'ai pas une tumeur au cerveau, Momo? Ça aussi, ça ne pardonne pas, quand c'est malin.
– Il ne m'a pas dit que ça ne pardonne pas. Il ne m'a pas parlé des trucs qui pardonnent ou qui ne pardonnent pas. Il ne m'a pas parlé de pardon du tout. Il m'a seulement dit que vous avez l'âge et il ne m'a pas parlé d'amnistie ni rien.
– D'amnésie, tu veux dire?
Moïse qui n'avait rien à foutre là s'est mis à chialer et c'était tout ce qu'il me fallait.
– Moïse, qu'est-ce qu'il y a? On me ment? On me cache quelque chose? Pourquoi il pleure?
– Merde, merde et merde, les Juifs pleurent toujours entre eux, Madame Rosa, vous devriez le savoir. On leur a même fait un mur pour ça. Merde.
– C'est peut-être la sclérose cérébrale?
J'en avais plein le cul, je vous le jure. J'en avais tellement ralbol que j'avais envie d'aller trouver le Mahoute et me faire faire une piquouse maison rien que pour leur dire merde à tous.
– Momo! Ce n'est pas la sclérose cérébrale? Ça ne pardonne pas.
– Vous en connaissez beaucoup, des trucs qui pardonnent, Madame Rosa? Vous me faites chier. Vous me faites chier tous, sur la tombe de ma mère!
– Ne dis pas des choses comme ça, ta pauvre mère est… enfin, elle est peut-être vivante.
– Je ne lui souhaite pas ça, Madame Rosa, même si elle est vivante, c'est toujours ma mère.
Elle m'a regardé bizarrement et puis elle a souri.
– Tu as beaucoup mûri, mon petit Momo. Tu n'es plus en enfant. Un jour…
Elle a voulu me dire quelque chose et puis elle s'est arrêtée.
– Quoi, un jour?
Eile a pris un air coupable.
– Un jour, tu auras quatorze ans. Et puis quinze. Et tu ne voudras plus de moi.
Ça l'a rassurée et elle est allée se changer. Elle a mis son kimono japonais et elle s'est parfumée derrière les oreilles. Je sais pas pourquoi c'est toujours derrière les oreilles qu'elle se parfumait, peut-être pour que ça ne se voie pas. Après je l'ai aidée à s'asseoir dans son fauteuil, parce qu'elle avait du mal à se plier. Elle allait tout à fait bien pour ce qu'elle avait. Elle avait l'air triste et inquiet et j'étais plutôt content de la voir dans son état normal. Elle a même pleuré un peu, ce qui prouvait qu'elle allait tout à fait bien.
– Tu es un grand garçon, maintenant. Momo, ce qui prouve que tu comprends les choses.
C'était drôlement pas vrai, les choses je ne les comprends pas du tout, mais je n'allais pas marchander, c'était pas le moment.
– Tu es un grand garçon, alors, écoute-moi…