Je me suis baladé encore un moment pour ne pas rentrer, en comptant combien il y avait de pas par trottoir, et il y en avait pour une fortune, j'avais même pas assez de place dans mes chiffres. Il restait encore du soleil. Un jour, j'irai à la campagne pour voir comment c'est fait. La mer aussi, ça pourrait m'intéresser, Monsieur Hamil en parle avec beaucoup d'estime. Je ne sais pas ce que je serais devenu sans Monsieur Hamil qui m'a appris tout ce que je sais. Il est venu en France avec un oncle quand il était môme et il est resté jeune très tôt quand son oncle est mort et malgré ça il a réussi à se qualifier. Maintenant il devient de plus en plus con mais c'est parce qu'on n'est pas prévu pour vivre si vieux. Le soleil avait l'air d'un clown jaune assis sur le toit. J'irai un jour à La Mecque, Monsieur Hamil dit qu'il y a là-bas plus de soleil que n'importe où, c'est la géographie qui veut ça. Mais je pense que pour le reste, La Mecque, c'est pas tellement ailleurs non plus. Je voudrais aller très loin dans un endroit plein d'autre chose et je cherche même pas à l'imaginer, pour ne pas le gâcher. On pourrait garder le soleil, les clowns et les chiens parce qu'on ne peut pas faire mieux dans le genre. Mais pour le reste, ce serait ni vu ni connu et spécialement aménagé dans ce but. Mais je pense que ça aussi ça s'arrangerait pour être pareil. C'est même marrant, des fois, à quel point les choses tiennent à leur place.
Il était cinq heures et je commençais à rentrer chez moi lorsque j'ai vu une blonde qui arrêtait sa mini sur le trottoir sous l'interdiction de stationner. Je l'ai reconnue tout de suite car je suis rancunier comme une teigne. C'était la pute qui m'avait lâché plus tôt, après m'avoir fait des avances et que j'avais suivie pour rien. J'étais vachement surpris de la voir. Paris, c'est plein de rues, et il faut beaucoup de hasard pour rencontrer quelqu'un là-dedans. La môme ne m'avait pas vu, j'étais sur l'autre trottoir et j'ai vite traversé pour être reconnu. Mais elle était pressée ou peut-être qu'elle n'y pensait plus, c'était déjà il y a deux heures. Elle est entrée dans le numéro 39, qui donnait à l'intérieur sur une cour avec une autre maison. J'ai même pas eu le temps de me faire voir. Elle portait un poil de chameau, un pantalon, avec beaucoup de cheveux sur la tête, tous blonds. Elle avait laissé au moins cinq mètres de parfum derrière elle. Elle n'avait pas fermé sa voiture à clé et j'ai d'abord voulu lui faucher quelque chose à l'intérieur pour qu'elle s'en souvienne, mais j'avais tellement le cafard à cause de mon jour de naissance et tout que j'étais même étonné d'avoir tant de place chez moi. Il y avait trop de monde pour moi tout seul. Bof, je me suis dit, c'est pas la peine de faucher, elle saura même pas que c'est moi. J'avais envie de me faire voir d'elle, mais il ne faut pas croire que je cherchais une famille, Madame Rosa pouvait encore durer un bout de temps avec des efforts. Moïse avait trouvé à se caser et même Banania était en pourparlers, j'avais pas à m'en faire. J'avais pas de maladies connues, j'étais pas inadopté, et c'est la première chose que les personnes regardent quand ils vous choisissent. On les comprend, car il y a des personnes qui vous prennent en confiance et qui se trouvent sur les bras avec un môme qui a eu des alcooliques et qui est demeuré sur place, alors qu'il y en a d'excellents qui n'ont trouvé personne. Moi aussi, si je pouvais choisir, j'aurais pris ce qu'il y a de mieux et pas une vieille Juive qui n'en pouvait plus et qui me faisait mal et me donnait envie de crever chaque fois que je la voyais dans cet état. Si Madame Rosa était une chienne, on l'aurait déjà épargnée mais on est toujours beaucoup plus gentil avec les chiens qu'avec les personnes humaines qu'il n'est pas permis de faire mourir sans souffrance. Je vous dis ça parce qu'il ne faut pas croire que je suivais Mademoiselle Nadine comme elle s'appelait plus tard pour que Madame Rosa puisse mourir tranquille.