Madame Rosa était née en Pologne comme Juive mais elle s’était défendue, au Maroc et en Algérie pendant plusieurs années et elle savait l’arabe comme vous et moi. Elle savait aussi le juif pour les mêmes raisons et on se parlait souvent dans cette langue. La plupart des autres locataires de l’immeuble étaient des Noirs. Il y a trois foyers noirs rue Bisson et deux autres où ils vivent par tribus, comme ils font ça en Afrique. Il y a surtout les Sarakollé, qui sont les plus nombreux et les Toucouleurs, qui sont pas mal non plus. Il y a beaucoup d’autres tribus rue Bisson mais je n’ai pas le temps de vous les nommer toutes. Le reste de la rue et du boulevard de Belleville est surtout juif et arabe. Ça continue comme ça jusqu’à la Goutte d’Or et après c’est les quartiers français qui commencent.
Au début je ne savais pas que je n’avais pas de mère et je ne savais même pas qu’il en fallait une. Madame Rosa évitait d’en parler pour ne pas me donner des idées. Je ne sais pas pourquoi je suis né et qu’est-ce qui s’est passé exactement. Mon copain le Mahoute qui a plusieurs années de plus que moi m’a dit que c’est les conditions d’hygiène qui font ça. Lui était né à la Casbah à Alger et il était venu en France seulement après. Il n’y avait pas encore d’hygiène à la Casbah et il était né parce qu’il n’y avait ni bidet ni eau potable ni rien. Le Mahoute a appris tout cela plus tard, quand son père a cherché à se justifier et lui a juré qu’il n’y avait aucune mauvaise volonté chez personne. Le Mahoute m’a dit que les femmes qui se défendent ont maintenant une pilule pour l’hygiène mais qu’il était né trop tôt.
Il y avait chez nous pas mal de mères qui venaient une ou deux fois par semaine mais c’était toujours pour les autres. Nous étions presque tous des enfants de putes chez Madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se défendre là-bas, elles venaient voir leurs mômes avant et après. C’est comme ça que j’ai commencé à avoir des ennuis avec ma mère. Il me semblait que tout le monde en avait une sauf moi. J’ai commencé à avoir des crampes d’estomac et des convulsions pour la faire venir. Il y avait sur le trottoir d’en face un môme qui avait un ballon et qui m’avait dit que sa mère venait toujours quand il avait mal au ventre. J’ai eu mal au ventre mais ça n’a rien donné et ensuite j’ai eu des convulsions, pour rien aussi. J’ai même chié partout dans l’appartement pour plus de remarque. Rien. Ma mère n’est pas venue et Madame Rosa m’a traité de cul d’Arabe pour la première fois, car elle n’était pas française. Je lui hurlais que je voulais voir ma mère et pendant des semaines j’ai continué à chier partout pour me venger. Madame Rosa a fini par me dire que si je continuais c’était l’Assistance publique et là j’ai eu peur, parce que l’Assistance publique c’est la première chose qu’on apprend aux enfants. J’ai continué à chier pour le principe mais ce n’était pas une vie. On était alors sept enfants de putes en pension chez Madame Rosa et ils se sont tous mis à chier à qui mieux mieux car il n’y a rien de plus conformiste que les mômes et il y avait tant de caca partout que je passais inaperçu là-dedans.
Madame Rosa était déjà vieille et fatiguée même sans ça et elle le prenait très mal parce qu’elle avait déjà été persécutée comme Juive. Elle grimpait ses six étages plusieurs fois par jour avec ses quatre-vingt-quinze kilos et ses deux pauvres jambes et quand elle entrait et qu’elle sentait le caca, elle se laissait tomber avec ses paquets dans son fauteuil et elle se mettait à pleurer car il faut la comprendre. Les Français sont cinquante millions d’habitants et elle disait que s’ils avaient tous fait comme nous même les Allemands n’auraient pas résisté, ils auraient foutu le camp. Madame Rosa avait bien connu l’Allemagne pendant la guerre mais elle en était revenue. Elle entrait, elle sentait le caca, et elle se mettait à gueuler « C’est Auschwitz ! C’est Auschwitz ! », car elle avait été déportée à Auschwitz pour les Juifs. Mais elle était toujours très correcte sur le plan raciste. Par exemple il y avait chez nous un petit Moïse qu’elle traitait de sale bicot mais jamais moi. Je ne me rendais pas compte à l’époque que malgré son poids elle avait de la délicatesse. J’ai finalement laissé tomber, parce que ça ne donnait rien et ma mère ne venait pas mais j’ai continué à avoir des crampes et des convulsions pendant longtemps et même maintenant ça me fait parfois mal au ventre. Après j’ai essayé de me faire remarquer autrement. J’ai commencé à chaparder dans les magasins, une tomate ou un melon à l’étalage. J’attendais toujours que quelqu’un regarde pour que ça se voie. Lorsque le patron sortait et me donnait une claque je me mettais à hurler, mais il y avait quand même quelqu’un qui s’intéressait à moi.