Elle pensait constamment à eux. Dans son lit, dans son bain, et même au théâtre, sous les traits des personnages qu’elle interprétait. David avait arrosé sa vie de soleil, comme tant d’autres auparavant. Eux n’étaient plus que poussière. Mais lui... Il était différent. Un homme bien, instruit et intelligent. Il lui avait écrit des mots si profonds, si touchants ! Il l’aimait. Il l’aimait vraiment.
Soudain attendrie, elle faillit lui pardonner et déchirer la lettre. Après tout, il avait probablement engrossé la garce avant leur première rencontre par emails interposés. Comment pouvait-il savoir ?
Ses doigts ne tremblaient plus. Tout allait bien. Oui. Du calme. Juste souffler un bon coup.
Le miroir, face à elle. David, David, David, là, tout près.
Peut-être faudrait-il enfin se soumettre à son regard. Se rendre à Paris et le rencontrer, pour de vrai, sans se cacher cette fois. Voir ses yeux noirs plonger en elle. Sentir ses mains la caresser...
Elle secoua la tête, ses mâchoires se crispèrent. Tout cela n’aurait pas lieu. Demain, très tôt, prendre à nouveau la route pour la capitale. Et livrer à David et Cathy Miller une surprise de taille.
2.
Dans l’intimité du petit matin, David Miller remonta d’un doigt délicat la chemise de nuit de Marguerite, trois fois plus âgée que lui. Il ne la connaissait pas et il n’y aurait jamais entre eux que cette ultime fusion charnelle. Puis il disparaîtrait comme il était arrivé, dans le courant d’air de janvier. Deux heures de communion parfaite. À la vie, à la mort...
Allongée sur le lit, Marguerite dégageait une agréable odeur d’eau de Cologne. Un peu en retrait, dans cette chambre étroite, son mari les observait, David et elle, l’œil triste. Bien plus jeune, lui aussi. Quoique... Ces photographies cornées ne devaient pas dater d’hier...
Tout en enfilant ses gants et sa blouse par-dessus son costume sombre, David examinait le corps de la défunte. Il ne releva ni traces de perfusion, ni escarres. Les lividités sur l’oreille gauche s’estompèrent d’une simple pression du pouce. Sa température, encore élevée, augurait un travail facile. Tant mieux. Contrairement à Gisèle, une collègue un peu hargneuse du scalpel, David abhorrait les complications, surtout pour son premier défunt de la journée.
Il désinfecta le nez, la bouche, avant de mettre en place les paupières, puis les lèvres. Trouver le sourire juste était la plus grande difficulté de ce métier. Éviter l’artificiel, l’exagéré. Résumer tout ce qu’elle avait été par la position de deux morceaux de chair blanchie. Jamais évident, même après sept années de pratique et pas loin de cinq mille cadavres traités.
A présent, il allait attaquer ce qu’il ne racontait jamais. Il incisa précisément au creux du cou, de gauche à droite, parvint à extraire l’artère carotide et la veine jugulaire du même roulement habile des phalanges. L’une par laquelle il injecterait dix litres de solution artérielle, l’autre servant à refouler les fluides corporels. Une vidange, une purge, une absolution.
Avec l’expérience, il avait appris à paralléliser les tâches et, ainsi, à raccourcir le délai des soins de conservation. Ce qui lui permettait, au terme de ses longues journées – il rentrait rarement avant vingt et une heures, embouteillages obligent –, de traiter un défunt de plus. Financièrement, avec une femme au chômage et une enfant en bas âge, ces quinze euros supplémentaires n’étaient pas à négliger.
Avec une attention particulière, il coupa les ongles bien à ras, étala une crème hydratante sur les mains, tandis que les liquides circulaient dans les tuyaux transparents. Après avoir ôté son gant droit, il caressa le front plissé du dos de la main et, étrangement, ne ressentit pas le froid cadavérique. Il aurait tant aimé la connaître, elle, les autres. Juste discuter un peu, partager ne serait-ce qu’un sourire ou une tasse de café. Se présenter, tout au moins. « Salut, moi c’est David. Et vous ? »
Croiser tant de monde, et ne connaître personne. Juste un embaumeur, comme on l’appelait. « L’embaumeur » ou, pire, « Le croque-mort ».
Avant de recoudre, il termina par l’injection d’un astringent.
Plus que les formateurs, c’était Cathy, sa femme, qui lui avait appris à maquiller un visage. « David, ou l’art de transformer un visage en carrière de craie ! » avait-elle plaisanté la première fois où il s’était exercé sur elle, avant son examen d’admission. Pourtant, il avait fait du maquillage un précieux atout. Etaler les crèmes, poudrer les pommettes, redonner aux lèvres leur couleur... S’appliquer, du mieux possible. Car s’il y avait une image qui rayonnerait de Marguerite, plus précise que les autres dans la mémoire de ses proches, ce serait celle- là. Une vieille dame qui dort paisiblement.