Et, cette fois, la dauphine elle-même recourut à un flacon de sels qu’elle fit respirer à sa lectrice. Ainsi ranimée, Andrée voulut essayer de ramasser le livre, mais ce fut en vain; ses mains avaient conservé un tremblement nerveux que rien ne put apaiser durant quelques minutes.
– Décidément, duchesse, dit la dauphine, Andrée est souffrante, et je ne veux pas qu’elle aggrave son mal en restant ici.
– Alors il faut que mademoiselle retourne promptement chez elle, fit la duchesse.
– Et pourquoi cela, madame? demanda la dauphine.
– Parce que, répliqua la dame d’honneur avec une profonde révérence, parce que c’est ainsi que commence la petite vérole.
– La petite vérole?…
– Oui, des évanouissements, des syncopes, des frissons.
L’abbé se crut essentiellement compromis dans le danger que signalait madame de Noailles, car il leva le siège et, grâce à la liberté que lui donnait cette indisposition d’une femme, il s’esquiva sur la pointe du pied et si adroitement, que personne ne remarqua sa disparition.
Lorsque Andrée se vit pour ainsi dire entre les bras de la dauphine, la honte d’avoir incommodé à ce point une aussi grande princesse lui rendit des forces, ou plutôt du courage; elle s’approcha donc de la fenêtre pour respirer.
– Ce n’est pas ainsi qu’il faut prendre l’air, ma chère demoiselle, dit madame la dauphine; retournez chez vous, je vous ferai accompagner.
– Oh! je vous assure, madame, dit Andrée, que me voilà tout à fait remise; j’irai bien chez moi seule, puisque Votre Altesse veut bien me donner la permission de me retirer.
– Oui, oui et, soyez tranquille, reprit la dauphine, on ne vous grondera plus, puisque vous êtes si sensible, petite rusée.
Andrée, touchée de cette bonté, qui ressemblait à une amitié de sœur, baisa la main de sa protectrice et sortit de l’appartement, tandis que la dauphine la suivait des yeux avec inquiétude.
Lorsqu’elle fut au bas des degrés, la dauphine lui cria de la fenêtre:
– Ne rentrez pas tout de suite, mademoiselle, promenez-vous un peu dans les parterres, ce soleil vous fera du bien.
– Oh! mon Dieu, madame, que de grâces! murmura Andrée.
– Et puis faites-moi le plaisir de me renvoyer l’abbé, qui fait là-bas son cours de botanique dans un carré de tulipes de Hollande.
Andrée, pour aller joindre l’abbé, fut contrainte de faire un détour; elle traversa le parterre.
Elle allait tête baissée, un peu lourde encore du poids des étourdissements étranges qui la faisaient souffrir depuis le matin; elle ne donnait aucune attention aux oiseaux qui se poursuivaient effarouchés sur les haies et les charmilles en fleurs, ni aux abeilles bourdonnant sur le thym et le lilas.
Elle ne remarquait pas même, à vingt pas d’elle, deux hommes qui causaient ensemble, et dont l’un la suivait d’un regard troublé et inquiet.
C’étaient Gilbert et M. de Jussieu.
Le premier, appuyé sur sa bêche, écoutait le savant professeur, qui lui expliquait la manière d’arroser les plantes légères, de façon à ce que l’eau passât seulement par les terres sans y séjourner.
Gilbert semblait écouter la démonstration avec avidité, et M. de Jussieu ne trouvait rien que de naturel dans cette ardeur pour la science, car la démonstration était de celles qui soulèvent les applaudissements sur les bancs des écoliers, dans un cours public; or, pour un pauvre garçon jardinier, n’était-ce point une bonne fortune inappréciable que la leçon d’un si grand maître donnée en présence même de la nature?
– Vous avez, voyez-vous, mon enfant, vous avez ici quatre sortes de terrains, disait M. de Jussieu, et, si je voulais, j’en découvrirais dix autres mêlés à ces quatre principaux. Mais, pour l’apprenti jardinier, la distinction serait un peu subtile. Toujours est-il que le fleuriste doit goûter la terre, comme le jardinier doit goûter les fruits. Vous m’entendez bien, n’est-ce pas, Gilbert?
– Oui, monsieur, répondit Gilbert, les yeux fixes, la bouche entrouverte, car il avait vu Andrée et, placé comme il l’était, il pouvait continuer à la regarder sans laisser au professeur le soupçon que sa démonstration n’était pas religieusement écoutée et comprise.
– Pour goûter la terre, dit M. de Jussieu, toujours abusé par l’hiatus de Gilbert, renfermez-en une poignée dans un clayon, versez quelques gouttes d’eau doucement par-dessus et goûtez cette eau lorsqu’elle sortira filtrée par la terre même en dessous du clayon. Les saveurs salines, ou âcres, ou fades, ou parfumées de certaines essences naturelles s’approprieront à merveille aux sucs des plantes que vous voulez y faire pousser; car, dans la nature, dit M. Rousseau, votre ancien patron, tout n’est qu’analogie, assimilation, tendance à l’homogénéité.
– Oh! mon Dieu! s’écria Gilbert en étendant les bras devant lui.
– Qu’y a-t-il donc?
– Elle s’évanouit, monsieur, elle s’évanouit!
– Qui cela? Êtes-vous fou?
– Elle, elle!
– Elle?
– Oui, reprit vivement Gilbert, une dame.