Mais Balsamo, ignorant la cause de ce doublé cri, ne répondit que par une muette interrogation.
Fritz ne dit rien; mais il se hasarda, lui si respectueux d’ordinaire, à prendre son maître par la main et à le conduire devant le grand miroir de Venise qui garnissait le dessus de la cheminée par laquelle on passait dans la chambre de Lorenza.
– Oh! voyez, Excellence, dit-il en lui indiquant sa propre image dans le cristal.
Balsamo frémit.
Puis un sourire, un de ces sourires qui sont fils d’une douleur infinie et inguérissable, un sourire mortel passa sur ses lèvres.
En effet, il avait compris l’épouvante de Fritz.
Balsamo avait vieilli de vingt ans en une heure; plus d’éclat dans les yeux, plus de sang sous la peau, une expression de stupeur et d’inintelligence répandue sur tous ses traits, une écume sanglante frangeant ses lèvres, une large tache de sang sur la batiste si blanche de sa chemise.
Balsamo se regarda lui-même un instant sans pouvoir se reconnaître; puis il plongea résolument ses yeux dans les yeux du personnage étrange que reflétait le miroir.
– Oui, Fritz, oui, dit-il, tu as raison.
Puis, remarquant l’air inquiet du fidèle serviteur:
– Mais pourquoi m’appelais-tu donc? lui demanda-t-il.
– Oh! maître, pour eux.
– Eux?
– Oui.
– Eux, qui cela?
– Excellence, murmura Fritz en approchant sa bouche de l’oreille de Balsamo, eux, les cinq maîtres.
Balsamo tressaillit.
– Tous? demanda-t-il.
– Oui, tous.
– Et ils sont là?
– Là.
– Seuls?
– Non; avec chacun un serviteur armé qui attend dans la cour.
– Ils sont venus ensemble?
– Ensemble, oui, maître; et ils s’impatientent; voilà pourquoi j’ai sonné tant de fois et si fort.
Balsamo, sans même cacher sous un pli de son jabot de dentelles la tache de sang, sans chercher à réparer le désordre de sa toilette, Balsamo se mit en marche et commença de descendre l’escalier après avoir demandé à Fritz si ses hôtes étaient installés dans le salon ou dans le grand cabinet.
– Dans le salon, Excellence, répondit Fritz en suivant son maître.
Puis, au bas de l’escalier, se hasardant à arrêter Balsamo:
– Votre Excellence a-t-elle des ordres à me donner? dit-il.
– Aucun ordre, Fritz.
– Votre Excellence…, continua Fritz en balbutiant.
– Et bien? demanda Balsamo avec une douceur infinie.
– Votre Excellence se rend-elle près d’eux sans armes?
– Sans armes, oui.
– Même sans votre épée?
– Et pourquoi prendrais-je mon épée, Fritz?
– Mais je ne sais, dit le fidèle serviteur en baissant les yeux; je pensais, je croyais, j’avais peur…
– C’est bien, retirez-vous, Fritz.
Fritz fit quelques pas pour obéir et revint.
– N’avez-vous pas entendu? demanda Balsamo.
– Excellence, je voulais vous dire que vos pistolets à deux coups sont dans le coffret d’ébène, sur le guéridon doré.
– Allez, vous dis-je, répondit Balsamo.
Et il entra dans le salon.
Chapitre CXXXIII Le jugement
Fritz avait bien raison, les hôtes de Balsamo n’étaient pas entrés rue Saint-Claude avec un appareil pacifique, pas plus qu’avec un extérieur bienveillant.
Cinq hommes à cheval escortaient la voiture de voyage dans laquelle les maîtres étaient venus; cinq hommes de mine altière et sombre, armés jusqu’aux dents, avaient refermé la porte de la rue et la gardaient, tout en paraissant attendre leurs maîtres.
Un cocher, deux laquais, sur le siège de ce carrosse, tenaient sous leur manteau des couteaux de chasse et des mousquetons. C’était bien plutôt pour une expédition que pour une visite que tout ce monde était venu rue Saint Claude.
Aussi cette invasion nocturne de gens terribles que Fritz avait reconnus, cette prise d’assaut de l’hôtel avait-elle imposé tout d’abord à l’Allemand une terreur indicible. Il avait essayé de refuser l’entrée à tout le monde, lorsqu’il avait vu par le guichet l’escorte et deviné les armes; mais ces signes tout-puissants, irrésistible témoignage du droit des arrivants, ne lui avaient plus permis de contester. À peine maîtres de la place, les étrangers s’étaient postés, comme d’habiles capitaines, à chaque issue de la maison, sans prendre la peine de dissimuler leurs intentions malveillantes.
Les prétendus valets dans la cour et dans les passages, les prétendus maîtres dans le salon, ne présageaient rien de bon à Fritz: voilà pourquoi il avait brisé la sonnette.
Balsamo, sans s’étonner, sans se préparer, entra dans le salon, que Fritz, pour faire honneur comme il le devait à tout visiteur, avait éclairé convenablement.
Il vit assis sur des fauteuils les cinq visiteurs dont pas un ne se leva quand il parut.
Lui, le maître du logis, les ayant vus tous, les salua civilement.
Ce fut alors seulement qu’ils se levèrent et lui rendirent gravement son salut.