Pendant cette minute de recueillement, Balsamo sentit une oppression étrange peser sur sa poitrine. L’air, sans doute, était vicié par une résorption trop constante; une odeur lourde, fade, tiède, nauséabonde; cette même odeur qu’il avait déjà respirée en bas, mais à un plus faible degré, nageait dans l’air, et pareille à ces vapeurs qui montent des lacs et des marais en automne, au lever et au coucher du soleil, elle avait pris un corps et terni les vitres.
Dans cette atmosphère épaisse et âcre, le cœur de Balsamo faiblit, sa tête s’embarrassa, un vertige le saisit, il sentit que la respiration et les forces allaient lui manquer à la fois.
– Maître, dit-il en cherchant un point solide où s’appuyer, et en essayant de dilater sa poitrine, maître, vous ne pouvez vivre ici; on n’y respire point.
– Tu trouves?
– Oh!
– J’y respire cependant fort bien, moi! répondit Althotas avec enjouement, et j’y vis, comme tu vois.
– Maître, maître, dit Balsamo de plus en plus étourdi, faites-y attention, et laissez-moi ouvrir une fenêtre, il monte de ce parquet comme une vapeur de sang.
– De sang! Ah! tu trouves!… De sang! s’écria Althotas en éclatant de rire.
– Oh! oui, oui, je sens les miasmes qui s’exhalent d’un corps fraîchement tué! je les pèserais, tant ils sont lourds à mon cerveau et à mon cœur.
– C’est cela, dit le vieillard avec son rire ironique, c’est cela, je m’en suis déjà aperçu; tu as un cœur tendre et un cerveau très fragile, Acharat.
– Maître, dit Balsamo en étendant le doigt vers le vieillard, maître, vous avez du sang sur vos mains; maître, il y a du sang sur cette table; maître, il y a du sang partout, jusque dans vos yeux, qui luisent comme deux flammes; maître, cette odeur qu’on respire ici, cette odeur qui me donne le vertige, cette odeur qui m’étouffe, c’est l’odeur du sang.
– Eh bien, après? dit tranquillement Althotas; la sens-tu donc pour la première fois, cette odeur?
– Non.
– Ne m’as-tu jamais vu faire mes expériences? N’en as-tu jamais fait toi même?
– Mais du sang humain! dit Balsamo passant sa main sur son front ruisselant de sueur.
– Ah! tu as l’odorat subtil, dit Althotas. Eh bien, je n’aurais pas cru que l’on pût reconnaître le sang de l’homme du sang d’un animal quelconque.
– Le sang de l’homme! murmura Balsamo.
Et comme, tout chancelant, il cherchait, pour se retenir, quelque saillie de meuble, il aperçut avec horreur un vaste bassin de cuivre, dont les parois brillantes reflétaient la couleur pourpre et laqueuse du sang fraîchement répandu.
L’énorme vase était à moitié rempli.
Balsamo recula épouvanté.
– Oh! ce sang! s’écria-t-il; d’où vient ce sang?
Althotas ne répondait pas; mais son regard ne perdait rien des fluctuations, des égarements et des terreurs de Balsamo. Soudain celui-ci poussa un rugissement terrible.
Puis, s’abaissant comme s’il fondait sur une proie, il s’élança vers un point de la chambre et ramassa par terre un ruban de soie broché d’argent après lequel pendait une longue tresse de cheveux noirs.
Après ce cri aigu, douloureux, suprême, un silence mortel régna un instant dans la chambre du vieillard.
Balsamo soulevait lentement ce ruban, examinant en frissonnant les cheveux dont une épingle d’or retenait l’extrémité clouée d’un côté à la soie, tandis que, tranchés nettement de l’autre, ils semblaient une frange dont le bout eût été effleuré par un flot de sang, car des gouttes rouges et mousseuses perlaient à l’extrémité de cette frange.
À mesure que Balsamo relevait sa main, sa main devenait plus tremblante.
À mesure que Balsamo attachait son regard plus sûrement sur le ruban souillé, ses joues devenaient plus livides.
– Oh! d’où vient cela? murmura-t-il, mais assez haut cependant pour que ses paroles devinssent une question pour un autre que lui-même.
– Cela? dit Althotas.
– Oui, cela.
– Eh bien, c’est un ruban de soie enveloppant des cheveux.
– Mais ces cheveux, ces cheveux, dans quoi ont-ils trempé?
– Tu le vois bien, dans le sang.
– Dans quel sang?
– Eh! parbleu! dans le sang qu’il me fallait pour mon élixir, dans le sang que tu me refusais et que j’ai dû, à ton refus, me procurer moi-même.
– Mais ces cheveux, cette tresse, ce ruban, où les avez-vous pris? Ce n’est point là la coiffure d’un enfant.
– Et qui t’a dit que ce fût un enfant que j’ai égorgé? demanda tranquillement Althotas.
– Ne vous fallait-il pas, pour votre élixir, le sang d’un enfant? s’écria Balsamo. Voyons, ne m’avez-vous pas dit cela?
– Ou d’une vierge, Acharat, ou d’une vierge.
Et Althotas allongea sa main amaigrie sur le bras du fauteuil, et y prit une fiole dont il savoura le contenu avec délices.
Puis, de son ton le plus naturel et avec son accent le plus affectueux:
– C’est bien à toi, dit-il, Acharat, tu as été sage et prévoyant en plaçant là cette femme sous mon plancher, presque à la portée de ma main; l’humanité n’a pas à se plaindre, la loi n’a rien à reprendre. Eh! eh! ce n’est pas toi qui m’as livré la vierge sans laquelle j’allais mourir; non, c’est moi qui l’ai prise. Eh! eh! merci, mon cher élève, merci mon petit Acharat.