– Comment veux-tu qu’on aille se douter que le parlement frappera si vertement sur le favori du roi et de la favorite?… Ces gens-là se feront pulvériser.
Le duc s’assit, la main sur sa joue brûlante.
– C’est que, continua le vieux maréchal enfonçant le poignard dans la plaie, si le parlement te dégrade de la pairie pour la nomination au commandement des chevau-légers, il te décrétera de prise de corps et te condamnera au feu le jour où tu seras nommé ministre. Ces gens-là t’exècrent, d’Aiguillon, méfie-toi d’eux.
Le duc soutint cet horrible persiflage avec une constance de héros; son malheur le grandissait, il épurait son âme.
Richelieu crut que cette constance était de l’insensibilité, de l’inintelligence peut-être, et que les piqûres n’avaient pas été assez profondes.
– N’étant plus pair, dit-il, tu seras moins exposé à la haine de ces robins… Réfugie-toi dans quelques années d’obscurité. D’ailleurs, vois-tu, l’obscurité, ta sauvegarde, va te venir sans que tu le veuilles; déchu des fonctions de pair, tu arriveras au ministère plus difficilement, cela te tirera d’affaire; tandis que, si tu veux lutter, mon ami, eh bien, tu as madame du Barry pour toi, elle te porte en son cœur, et c’est un solide appui.
M. d’Aiguillon se leva. Il ne rendit pas même au maréchal un regard de courroux pour toutes les souffrances que le vieillard venait de lui faire subir.
– Vous avez raison, mon oncle, répondit-il tranquillement, et votre sagesse perce dans ce dernier avis. Madame la comtesse du Barry, à laquelle vous avez eu la bonté de me présenter, et à qui vous avez dit de moi tant de bien et avec tant de véhémence que tout le monde en peut témoigner à Luciennes, madame du Barry me défendra. Grâce à Dieu, elle m’aime, elle est brave, et elle a tout pouvoir sur l’esprit de Sa Majesté. Merci, mon oncle, de votre conseil, je m’y réfugie comme dans un port de salut. Mes chevaux! Bourguignon, à Luciennes!
Le maréchal resta au milieu d’un sourire ébauché.
M. d’Aiguillon salua respectueusement son oncle et quitta le salon, laissant le maréchal fort intrigué, par-dessus tout confus de l’acharnement qu’il avait mis à mordre cette chair noble et vive.
Il y eut quelque consolation pour le vieux maréchal dans la joie folle des Parisiens, lorsque, le soir, ils lurent les dix mille exemplaires de l’arrêt, qu’on s’arrachait dans les rues. Mais il ne put s’empêcher de soupirer quand Rafté lui demanda compte de sa soirée.
Il la lui raconta cependant sans rien taire.
– Le coup est donc paré? dit le secrétaire.
– Oui et non, Rafté; mais la blessure n’est pas mortelle, et nous avons à Trianon quelque chose de mieux que je me reproche de n’avoir pas uniquement soigné. Nous avons couru deux lièvres, Rafté… C’est une grande folie…
– Pourquoi, si l’on prend le bon? répliqua Rafté.
– Eh! mon cher, le bon, souviens-toi de cela, c’est toujours celui qu’on n’a pas pris, et, pour celui-là qu’on n’a pas, on donnerait toujours l’autre, c’est-à-dire celui qu’on tient.
Rafté haussa les épaules, et cependant M. de Richelieu n’avait pas tort.
– Vous croyez, dit-il, que M. d’Aiguillon sortira de là?
– Crois-tu que le roi en sorte, nigaud?
– Oh! le roi fait un trou partout; mais il ne s’agit pas du roi, que je sache.
– Où le roi passera, passera madame du Barry, qui tient de si près au roi… et par où madame du Barry aura passé, d’Aiguillon passera aussi, lui qui… Mais tu n’entends rien à la politique, Rafté.
– Monseigneur, ce n’est pas l’avis de maître Flageot.
– Bon! que dit ce maître Flageot? et qu’est-ce que c’est, d’abord?
– C’est un procureur, monseigneur.
– Après?
– Eh bien, monsieur Flageot prétend que le roi lui-même ne s’en tirera pas.
– Oh! oh! qui donc fera obstacle au lion?
– Ma foi, monseigneur, ce sera le rat!…
– Maître Flageot, alors!
– Il dit que oui.
– Et tu le crois?
– Je crois toujours un procureur qui promet de faire du mal.
– Nous verrons, Rafté, les moyens de maître Flageot.
– C’est ce que je me dis, monseigneur.
– Viens donc souper pour que je me couche… Cela m’a tout retourné de voir que mon pauvre neveu n’était plus pair de France et ne serait pas ministre. On est oncle, Rafté, ou on ne l’est pas.
M. de Richelieu se mit à soupirer, et ensuite il se mit à rire.
– Vous avez pourtant bien ce qu’il faut pour être ministre, lui répliqua Rafté.
Chapitre XCVIII M. d’Aiguillon prend sa revanche
Le lendemain du jour où le terrible arrêt du parlement avait empli de bruit Paris et Versailles, lorsque l’attente était grande pour tout le monde de savoir quelle serait la suite de cet arrêt, M. le duc de Richelieu, qui s’était transporté à Versailles et avait repris sa vie régulière, vit entrer chez lui Rafté, tenant une lettre à la main. Le secrétaire flairait et pesait cette lettre avec un air d’inquiétude qui se communiqua promptement au maître.
– Qu’est-ce encore, Rafté? demanda le maréchal.
– Quelque chose de peu agréable, j’imagine, monseigneur, et qui est enfermé là dedans.
– Pourquoi imagines-tu cela?