– Est-ce que je ne suis pas aimé dans le public?
– Vous?… Mais il n’y a ni pour ni contre… c’est lui qui est exécré.
– Lui?… dit Richelieu avec surprise; qui, lui?…
– Sans doute, interrompit Jean. Oh! les parlements vont s’insurger, c’est une répétition du fouet de Louis XIV; ils sont flagellés, duc, ils le sont!
– Expliquez-moi…
– Mais cela s’explique de soi par la haine des parlements pour l’auteur de ses persécutions.
– Ah! vous croyez que…
– J’en suis certain, comme toute la France… C’est égal, duc, vous avez merveilleusement bien fait de le faire venir comme cela tout au chaud.
– Qui?… mais qui donc, vicomte? Je suis sur les épines, je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites.
– Mais je vous parle de M. d’Aiguillon, de votre neveu.
– Eh bien, après?
– Eh bien, je vous dis que vous avez bien fait de le faire venir.
– Ah! très bien! très bien!… Il m’aidera, voulez-vous dire?
– Il nous aidera tous… Vous savez qu’il est au mieux avec Jeannette?
– Bon! vraiment?
– Au mieux. Ils ont causé déjà et s’entendent à merveille, je parie.
– Vous savez cela?
– C’est bien facile. Jeannette est la plus paresseuse dormeuse qui soit.
– Ah! oui…
– Et elle ne quitte pas le lit avant neuf, dix ou onze heures.
– Oui; eh bien?…
– Eh bien, ce matin, à Luciennes, il était six heures au plus, j’ai vu partir la chaise de d’Aiguillon.
– À six heures? s’écria Richelieu souriant.
– Oui.
– Du matin, ce matin?
– Du matin, ce matin. Vous jugez que, pour être si matineuse que d’avoir donné audience à pareille heure, Jeannette doit être folle de votre cher neveu.
– Oui, oui, continua Richelieu en se frottant les mains, à six heures. Bravo, d’Aiguillon!
– Il faut que l’audience ait commencé à cinq heures… La nuit! c’est miraculeux!…
– C’est miraculeux!… répéta le maréchal. Miraculeux en effet, mon cher Jean!
– Et vous voilà tous trois comme seraient Oreste, Pylade, et encore un autre Pylade.
À ce moment, et lorsque le maréchal se frottait le plus joyeusement les mains, d’Aiguillon entra dans le salon.
Le neveu salua l’oncle d’un air de condoléance qui suffit à Richelieu, sinon pour comprendre toute la vérité, du moins pour en deviner la meilleure partie.
Il pâlit comme s’il eût reçu une blessure mortelle: l’idée lui vint tout de suite qu’à la cour il n’y a ni amis, ni parents, et que chacun prend son avantage.
– J’étais un grand sot, se dit-il.
– Eh bien, d’Aiguillon? fit-il en étouffant un gros soupir.
– Eh bien, monsieur le maréchal?
– C’est un fier coup pour les parlements, dit Richelieu en reprenant toutes les paroles de Jean.
D’Aiguillon rougit.
– Vous savez? dit-il.
– M. le vicomte m’a tout appris, répliqua Richelieu, même votre visite à Luciennes, ce matin avant le jour; votre nomination est un triomphe pour ma famille.
– Croyez bien, monsieur le maréchal, à tout mon regret.
– Que diable dit-il là? fit Jean, qui se croisait les bras.
– Nous nous entendons, interrompit Richelieu, nous nous entendons.
– C’est différent; mais, moi, je ne vous comprends pas… Des regrets… Ah! mais oui… parce qu’il ne sera pas reconnu ministre tout de suite; oui, oui… très bien.
– Ah! il y aura un intérim, fit le maréchal, qui sentit au fond de son cœur rentrer l’espoir, cet hôte éternel de l’ambitieux et de l’amant.
– Un intérim, oui, monsieur le maréchal.
– Mais, en attendant, s’écria Jean, il est assez payé comme cela… Le plus beau commandement de Versailles.
– Ah! fit Richelieu percé d’une nouvelle blessure, il y a un commandement?
– M. du Barry exagère peut-être un peu, dit le duc d’Aiguillon.
– Mais enfin, qu’est-ce que ce commandement?
– Les chevau-légers du roi.
Richelieu sentit encore la pâleur envahir ses joues ridées.
– Oh! oui, dit-il avec un sourire dont rien ne saurait rendre l’expression, oui, c’est bien peu de chose pour un homme aussi charmant; mais que voulez-vous, duc! la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, fût-elle la maîtresse du roi.
Ce fut au tour de d’Aiguillon à pâlir.
Jean regardait les beaux Murillo du maréchal.
Richelieu frappa sur l’épaule de son neveu en lui disant:
– Heureusement que vous avez promesse d’un avancement prochain. Mes compliments, duc… mes bien sincères compliments. Votre adresse, votre habileté dans les négociations égalent votre bonheur… Adieu, j’ai affaire; ne m’oubliez pas dans vos faveurs, mon cher ministre.
D’Aiguillon répondit seulement:
– Vous, c’est moi, monsieur le maréchal; moi, c’est vous.
Et, saluant son oncle, il sortit, gardant la dignité qui lui était naturelle, et se sauvant d’une des plus difficiles positions qu’il eût abordées en sa vie, semée de tant de difficultés.
– Ce qu’il y a de bon, se hâta de dire Richelieu, lorsqu’il fut parti, à Jean qui ne savait trop à quoi s’en tenir sur l’échange de politesses du neveu et de l’oncle; ce qu’il y a d’admirable dans d’Aiguillon, c’est sa naïveté. Il est homme d’esprit et candide; il sait la cour, et il est honnête comme une jeune fille.
– Et puis il vous aime, dit Jean.
– Comme un mouton.
– Eh! mon Dieu, dit Jean, c’est plutôt votre fils que M. de Fronsac…