Avant que Catherine eût réalisé le sens de cette si simple déclaration, Pierre avait tourné les talons et courait déjà à travers champs, comme on se sauve. Elle resta là un moment, regardant la silhouette massive se dissoudre peu à peu dans les grisailles du petit jour. Des larmes roulaient sur ses joues sans qu'elle songeât à les essuyer. Elle était sensible à cet amour fruste et pudique qui, né si soudainement, avait à peine osé se montrer. C'était comme une petite flamme amicale qu'elle allait emporter avec elle au long de sa route. Autour d'elle, le jour, en grandissant, sortait les choses de leur aspect indistinct, les ciselait de plus en plus vigoureusement. Elle pouvait voir, derrière elle, fumer les toits de Toucy, distinguer la bannière bleue sur le donjon du château. Les cloches s'éveillaient pour l'Angélus, répandant leurs notes frêles sur la terre grasse et déjà verdoyante de la campagne. Une alouette chanta, quelque part, et Catherine éprouva une joie profonde, simple et primitive comme la nature immense et vide qui l'entourait. Devant elle, la vieille route romaine s'enfonçait entre deux vallonnements. Murmurant une fervente action de grâce à la Sainte Mère de Dieu qui lui avait donné ce moment de réconfort, Catherine appuyée sur son bâton de pèlerin se mit en route.
Au coucher du soleil, le lendemain, Catherine, assise dans les roseaux, regardait couler à ses pieds l'eau grise de la Loire. Elle avait marché, marché, soutenue par une volonté qui la dépassait elle-même, sans tenir compte de sa lassitude, de ses pieds dou loureux, à travers collines, plaines et forêts éclair- cies d'étangs, tendue vers ce fleuve qui était la meilleure route pour atteindre la ville assiégée. À la nuit close, une hutte de bûcheron abandonnée lui avait offert un abri précaire où elle avait cependant dormi, écrasée de fatigue, après avoir mangé une partie de son pain et de son fromage. Au jour levé, elle était repartie, malgré les courbatures qui la torturaient. Chacun de ses muscles, chacun de ses os faisaient l'office d'un minuscule instrument de supplice. Ses pieds brûlaient tellement qu'elle avait dû les rafraîchir mainte et mainte fois dans l'eau des étangs. Des ampoules s'étaient formées, qui avaient crevé. Elle avait dû empaqueter ses pieds dans des bandes tirées de sa chemise. Et elle avait continué, toujours, toujours...
suivant cette antique voie romaine qui semblait ne vouloir aboutir nulle part.
Les paysans qu'elle rencontrait parfois lui adressaient une salutation, touchaient parfois son bâton de pèlerine, se signaient et lui demandaient de prier pour eux. Mais aucun ne l'arrêtait ni ne lui offrait l'asile de sa maison.
Sa jeunesse et sa beauté prévenaient contre elle. Les bonnes gens pensaient avoir affaire à quelque grande pécheresse qui s'en allait au tombeau de saint Benoît pour le pardon de ses fautes. Cent fois, elle avait cru tomber au bord de l'interminable route, cent fois elle avait obligé ses pieds à avancer.
Parfois, auprès d'un calvaire ou d'une petite Vierge des quatre chemins, elle faisait une courte halte, priait un instant pour implorer la force de continuer puis reprenait son bâton et sa route.
La vue du grand fleuve indomptable lui avait arraché un cri de joie. Malgré son épuisement, elle avait couru à lui comme à un ami retrouvé, s'était penchée sur son eau rapide pour y boire, y baigner ses mains et ses pieds.
Puis elle s'était assise auprès de lui, pour regarder couler ses flots qui, bientôt, pas seraient sous les murs d'Orléans et qui, peut-être, l'y porteraient demain. Devant elle, la vieille cité de Gien étageait sur le coteau ses hautes maisons de bois et ses toits bruns. Un vieux castel croulant, débonnaire à force de vieillesse, faisait de son mieux pour dominer l'antique ville des ducs d'Orléans. Mais Catherine ne regardait pas le château. Sur la rivière, aux pieds des murs, visibles sous les arches du pont encore inachevé qui rejoignait l'autre rive, des bateaux plats, chalands et barques, attendaient au repos, tirés sagement sur les grèves.
Le soleil, boule rouge, ensanglantait les eaux de la Loire, derrière les flèches grises de la cité, prêt à plonger. La corne d'un guetteur, au-dessus de la porte fortifiée, appela les attardés pour les ramener dans les murs. La ville allait se refermer pour la nuit... Catherine se hâta de se rechausser puis, boitillant, rejoignit les gens qui se dirigeaient vers le pont-levis. Le soleil s'était noyé et la nuit montait vite. Handicapée par ses pieds blessés, Catherine franchit la haute ogive de pierre parmi les derniers mais s'arrêta pour demander à un soldat de garde où se trouvaient les halles. Elle savait que, dans la plupart des villes, surtout celles qui jalonnent les routes des grands pèlerinages, on aménage un coin de la halle en un réduit où les pèlerins peuvent s'abriter pour la nuit. L'espace délimité entre quelques piliers est clos par un hourdage de bois qui garantit du vent et de l'humidité.