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le paysage de la plaine padane est bien obscur lui aussi, les petites lucioles des fermes et des usines sont des fantômes troublants, à Venise à la gare de Santa Lucia j’avais hésité un moment à rentrer à Paris, un autre train de nuit partait vers le sud à peu près à la même heure, pour la Sicile, terminus Syracuse, près de vingt-quatre heures de voyage, j’aurais dû le prendre, s’il y avait eu quelqu’un sur le quai pour me guider, un démiurge ou un oracle j’aurais pris le train de Syracuse pour m’installer dans l’île pierreuse sur les pentes de l’Etna demeure d’Héphaïstos le bancal, qui arrose fréquemment de lave les paysans et les maffieux planqués dans la campagne, c’est peut-être à cause de ce volcan que Malcolm Lowry s’est installé à Taormine en 1954, dans ce village si joli qu’il paraît faux, lui qui avait écrit dix ans plus tôt Under the Volcano, c’est peut-être sa femme Margerie qui a choisi la destination, changer d’air, Lowry l’ivrogne a bien besoin de changer d’air, il rejoint le contingent d’Anglo-Saxons qui peuplent la Zone, Joyce, Durrell, Hemingway, Pound le fasciste ou Burroughs l’halluciné, Malcolm ne lâche pas sa bouteille en regardant les espadons briller dans la baie de Naxos, il se soûle du matin au soir avec une sérieuse constance, leur petite maison fleurie est trop belle pour lui, dit-il, tout cela est trop beau, trop brillant, trop lumineux, il n’arrive pas à écrire, pas même une lettre, les yeux éblouis par la Méditerranée trop bleue, Margerie est contente, elle se promène toute la journée, elle visite les sites archéologiques, les criques escarpées, elle rentre au logis pour trouver Malcolm ivre, ivre et désespéré, avec à la main Ulysses ou Finnegan’s Wake qu’il n’arrive pas à lire, même la boisson ne le console pas, les pages de ses carnets restent désespérément blanches, la vie reste vide, Margerie fatiguée décide de mettre sous clé tous les alcools de la maison, alors Lowry sort déambuler dans les ruelles, il monte jusqu’aux ruines du théâtre grec et observe le spectacle des étoiles sur la mer au-delà du mur de scène, il ressent une haine puissante, il veut boire, il veut boire, tout est fermé, pour un peu il frapperait à la première maison venue et mendierait un verre de grappa, un coup, boire un coup, n’importe quoi, il redescend chez lui, il va essayer de fracturer le buffet où sa femme a enfermé les liqueurs, il s’acharne contre la petite porte en bois, rien à faire, il est trop soûl déjà, il n’y arrive pas, c’est de sa faute, c’est de la faute de son épouse, de Margerie qui dort après s’être abrutie de somnifères, elle va lui donner la clé, elle va payer, Margerie qui lui pompe son talent, qui l’empêche d’écrire, Lowry se rend dans la chambre à coucher, la femme est allongée sur le dos, les yeux clos, Malcolm s’approche d’elle jusqu’à la toucher, il est debout, il a soif, une soif infinie, une rage infinie, il balbutie des insultes, elle ne se réveille pas, il a l’impression de crier pourtant, la salope dort et lui meurt de soif, elle va voir, il met les mains autour de son cou, les pouces contre la pomme d’Adam et il serre, Margerie ouvre instantanément les yeux, elle se débat Lowry appuie de plus en plus fort, il serre, il serre les carotides et la trachée, il va la tuer, plus il serre plus il se sent faible, il regarde les yeux de Margerie rouler de terreur, ses bras le bourrer de gnons désordonnés, il étrangle Margerie et c’est lui qui manque d’air, plus il appuie plus il observe le visage de sa femme devenir violacé plus il se sent mal, il ne desserre pas son étreinte, malgré les coups de poing et les coups de genou, c’est lui-même qu’il est en train de tuer, ce n’est plus la gorge de Margerie qu’il y a entre ses mains mais la sienne, sa propre figure comme dans un miroir, il est asphyxié, il s’asphyxie lui-même, ses doigts lâchent prise, ses doigts lâchent prise petit à petit et il s’effondre sur le plancher, inconscient, pendant que Margerie essaie de pleurer en reprenant son souffle, dans l’aube safranée qui éclaire les persiennes : en Sicile île mortelle Lowry et sa femme vécurent huit mois d’enfer à l’ombre de leur deuxième volcan, un jour sur deux les villageois étaient obligés de porter Malcolm à dos d’homme jusque chez lui, lorsque les pêcheurs le découvraient, à l’aube, effondré dans une ruelle, vaincu par la pente et le sommeil, finalement peut-être ai-je bien fait de ne pas prendre le train de Syracuse, qui aurais-je étranglé dans la nuit sicilienne, aux prises avec la bouteille et ma sauvagerie — mon père, dès que, enfant, je cassais quelque chose ou brutalisais Leda ma sœur, me disait toujours tu es un sauvage, et ma mère intervenait alors pour le reprendre, non ton fils n’est pas un sauvage, il déborde juste de vie, ce n’est pas un sauvage, c’est ton fils, et maintenant un peu plus près de la fin d’un monde je me demande si le grand homme maigre mon paternel n’avait pas raison, alors que le train approche de Reggio capitale de l’Emilie au nom si doux, je suis un sauvage, brutal et rugueux, qui malgré toutes les frusques civilisées qu’on lui a fait endosser tous les livres qu’il a lus reste un primitif farouche capable d’égorger un innocent d’étrangler une femelle et de manger avec les mains, mon père me regardait étrangement ces dernières années, il voyait la brute mal dégrossie derrière le fonctionnaire du ministère de la Défense, il devinait, depuis près de dix ans, jusqu’où ma sauvagerie avait pu aller et même à sa dernière heure, malade, pâle sur son grabat il ne pouvait s’empêcher de me fixer, de me détailler du regard pour m’ôter mon veston, ma chemise, ma carapace d’homme bien policé et mettre à nu mon torse velu et mes scarifications rituelles, les traces d’humeur fruste et violente, et j’ai détourné les yeux, j’ai évité ses questions lancinantes et silencieuses, jusqu’au bout — jusqu’à onze heures du matin précises au cimetière d’Ivry, un jour de printemps ni gris ni bleu, où l’on mit en terre les interrogations de mon père dans un caveau “familial” comme on dit où le défunt est censé trouver un peu de chaleur auprès des siens, accompagné par les pleurs des vivants jusque dans les bras accueillants des morts, sous une pierre tombale rafraîchie d’une inscription nouvelle du cimetière d’Ivry dont je cherche l’entrée ce matin de printemps du nouveau millénaire, en retard, j’aperçois au loin un groupe affairé autour d’une tombe avec un bedeau en grand uniforme, je me précipite, je cours presque dans les allées je manque de me vautrer sur une dalle en coupant à travers champs, évidemment ce n’est pas le bon enterrement, je me rends compte immédiatement de l’erreur funeste, j’avise un employé à longue figure de circonstance auquel je demande mon chemin : la section 43, répond-il, se trouve de l’autre côté de la rue, dans le petit cimetière et je ne peux m’empêcher de rire intérieurement en pensant que cet homme a une voix d’outre-tombe, grave et presque inaudible, ici tout le monde chuchote, bien sûr, et dans cet état de nerfs que seul peut produire le fait d’arriver en retard à l’enterrement de son propre père, d’avoir déjà raté la messe et de rejoindre la famille directement au cimetière, honteux, les yeux cernés, l’haleine sans doute fétide, la morve au coin des yeux rougis non par les pleurs mais par l’alcool et le manque de sommeil, honteux et coupable d’avoir oublié jusqu’à l’emplacement du caveau familial où reposent déjà les grands-parents, je sors par une petite porte traverse une rue aveugle en haletant je me prépare à affronter le regard des éplorées mère et fille au bras du beau-frère nécessairement ému lui aussi voilà je suis en retard j’entre dans l’autre partie du cimetière d’Ivry et c’est là, je reconnais, les proportions, les allées, à ma droite les résistants du mont Valérien et ensuite Manouchian et les barbus de l’Affiche rouge, sur ma gauche j’aperçois ma famille, les amis de la famille, ma sœur en noir, mon inévitable beau-frère, mais pas de trace de ma mère, on descend la bière de la voiture, le corps de Sarpédon, fils de Zeus, transporté vers les siens, bien lavé, bien peigné, bien embaumé, ils peinent à le glisser dans le trou — j’arrive, ma sœur me fait les gros yeux, son mari détourne le regard, le bedeau a une tache de naissance sur la figure, il officie dignement, maintenant vous pouvez lui rendre un dernier adieu, toucher le cercueil ou ensuite jeter un peu de terre, comme vous voulez, je suis en retard alors j’ai du mal à croire qu’il s’agisse de mon père dans ce chêne rutilant, l’homme des trains électriques, des puzzles de mille cinq cents pièces, ma mère surgit soudain et me crie Francis, Francis, avant de s’accrocher à mon bras, elle est défaite, effondrée elle se reprend se redresse me fixe cherche mes yeux que je baisse comme un enfant, dis adieu à ton père, soudain sérieuse raide et puissante, oprostite se od oca, alors je me tourne vers la bière flambant neuve, comment lui dire adieu, je récite machinalement notre Père qui êtes aux cieux, ainsi de suite, où t’emportent Hypnos et Thanatos, lavé dans le Scamandre, enfermé dans le cercueil mangeur de chair, toi aussi tu as été un guerrier, à ta façon, Leda sanglote dans les bras de son mari le banquier parisien, moi je n’ai plus de pleurs semble-t-il, j’ai dit au revoir à mon père hier lors d’un banquet funèbre solitaire chez moi dans le noir j’ai repensé au train électrique à Alger la blanche à mon enfance sauvage je me suis effondré ivre tout habillé sur le coup de cinq heures du matin et maintenant au milieu des miens parmi eux encombré par leur présence je ne parviens qu’à ânonner un Notre Père poussif, la sueur au front en guise de larmes — qui se trouve dans ce sarcophage, qui est-il, est-ce l’appelé d’Algérie, l’ingénieur catholique, le mari de ma mère, l’amoureux des jeux de patience, le fils du serrurier forgeron de Gardanne près de Marseille, le père de ma sœur, est-ce le même, dans le cimetière d’Ivry à deux pas des beaux terroristes de l’Affiche rouge, à quelques centaines de mètres de soldats morts dans les hôpitaux militaires de la Première Guerre mondiale, il y a même quelques plaques de poilus serbes, comment se sont-ils retrouvés là, soignés peut-être dans un lazaret proche d’ici, gueules cassées, tubards, infectés en tout genre, bien loin de Niš ou de Belgrade, bien loin, sous une croix en banlieue, dans le même cimetière où gisent les corps des guillotinés, dissimulés dans un recoin, ces corps qu’entre 1864 et 1972 personne n’a cherché à réclamer, leur posait-on le chef entre les mains dans leur sépulture, comme saint Denis patron de Paris, ou à côté, ou entre les jambes pour réduire la taille du cercueil — peut-être étaient-ils incinérés, ces réprouvés victimes de la vindicte publique, assassins aujourd’hui folkloriques sous leurs dalles de marbre, aux côtés de mon père aide interrogateur dans une villa d’Alger, l’ingénieur chrétien spécialiste de la baignoire, de la barre d’acier et de l’électricité, il n’en a jamais parlé, bien sûr, jamais, mais il savait quand il me regardait, il avait vu, repéré en moi des symptômes qu’il connaissait, les stigmates, les brûlures qui apparaissent sur les mains des tortionnaires — ma mère reste accrochée à mon épaule en silence, mon père descend dans le caveau, ma sœur pleure tant et plus et ma gueule de bois devient phénoménale, les croix, les anges des mausolées dansent, le bedeau remue son goupillon de désespoir, les bigotes se signent on croirait entendre des cloches interminables des bourdons c’est un oiseau qui s’est mis à chanter un autobus porte de Choisy ou un train dans la campagne italienne parsemée de fermes et d’usines, infiniment plate, aux abords de Reggio belle et bourgeoise, une fois mon père en terre les amis la famille les collègues ont défilé devant nous pour nous assurer de leurs condoléances, les anciens d’Algérie aussi, j’en connaissais quelques-uns, compagnons d’armes éplorés, surpris et effrayés par la jeunesse du défunt, ils me serrent chaudement la main, ah Francis, ah Francis, ton père, et ils n’ajoutent rien, ils saluent dignement ma mère, ma sœur, et puis vient le tour des Croates, mon oncle a fait le voyage du Canada pour être aux côtés de maman dans cette épreuve, il m’embrasse sur les deux joues, l’ours de Calgary, cédant la place aux interminables cousins, puis aux inconnus, que ma mère émue salue et remercie indistinctement en croate, comprise seulement des soldats serbes et monténégrins ensevelis quelques mètres plus loin, je ne tiens plus en place, j’ai mal à la tête, les yeux me brûlent, envie d’uriner, soif, et l’image de mon père le sobre, à l’hôpital, s’affiche maintenant sur la vitre du train sans autre paysage que quelques loupiotes clignotant dans le noir, mon voisin le lecteur de Pronto a une bonne tête de tortionnaire, je l’imagine facilement introduire des objets contondants dans le vagin d’une musulmane dont le sexe rasé faisait rire toute une compagnie, sur les hauteurs d’Alger la blanche où mon père me précéda dans ma Zone, débarqué le 22 août 1956 sur un transport militaire en provenance de Marseille, aspirant dans les transmissions, rien qui prédispose à devenir un héros, élève ingénieur puis élève officier spécialiste de radio, envoyé après six mois de formation dans les “événements” qui ne prenaient pas bonne tournure, affecté au renseignement militaire, autant dire à l’organisation de la rafle systématique — se souvenait-il, sur son dernier grabat, des hommes des femmes des femmes des hommes qui avaient défilé devant lui cette année-là, avant qu’il ne demande à être transféré dans un obscur douar pour participer de façon plus active à la pacification, comme il l’écrit dans la lettre adressée à son supérieur, et de se retrouver chef d’une radio dans une montagne désertée de ses habitants “regroupés” plus bas, je soupçonne qu’il insista pour abandonner Alger dégoûté, fatigué des viols et des passages à tabac, son dossier militaire, dont j’ai pu obtenir copie depuis la grande araignée du boulevard Mortier, atteste sa citation à l’ordre du régiment obtenue en avril 1958 au cours d’une jolie opération baptisée Amour par un commandement lyrique : quelques villages incendiés, des fels en déroute — pas de prisonniers, malheureusement, personne à torturer à part des civils découverts dans une sombre grotte vite dératisée, mon paternel avait-il connu le plaisir pour la première fois à Alger, dans une cave où ses camarades criaient puceau ! Puceau ! Puceau ! alors qu’il introduisait malhabilement son sexe dans la vulve d’une Chryséis pleurant de honte et de douleur, il ne la regarda pas, les yeux fixés sur la jeune poitrine aux mamelons noirs, et pressé par les cris il éjacula vite, avant de retirer son engin sanglant sous les bravos et les vivats, elle était vierge, elle était vierge, puceau ! Puceau ! la cave sentait bon l’alcool rance la sueur l’effroi le sang la graisse des armes utilisée pour lubrifier les anus forcés à la bouteille d’anisette, à la grenade d’exercice, ou pour conduire l’électricité et éviter aux chairs de brûler trop vite, quand la gégène n’est plus manuelle, bien sûr, mais un transformateur du même type (bobinages et résistances) que celui qui m’enchantait petit pour faire varier la vitesse des trains tout comme mon père, en son temps, faisait varier l’intensité des cris et des contractions, des muscles tendus jusqu’à la rupture — je me souviens au lycée j’avais raconté à la maison une expérience de sciences naturelles, nous appliquions un courant continu aux terminaisons nerveuses d’une grenouille disséquée et elle remuait, ses pattes se contractaient au gré de l’expérimentateur et de sa pile de 4,5 volts, j’avais expliqué cette expérience en détail et ma mère avait dit “quelle cruauté, pauvre bête”, je me souviens mon père n’avait rien ajouté, il s’était réfugié dans son silence, il avait détourné le regard sans commenter en rien le destin de la grenouille ou la barbarie électrique, il s’était tu, une fois de plus, comme il se taisait définitivement ce jour-là dans sa tombe, victime peut-être du cancer des remords ou de la culpabilité, et j’arrive à son enterrement après avoir passé des heures à éplucher des dossiers et des papiers le concernant, après avoir su qu’il était resté un an affecté aux “interrogatoires spéciaux” du renseignement militaire décrits dans les rapports secrets du Deuxième Bureau, après avoir retracé ses escapades glorieuses dans les douars et les mechtas perdus, le fils a suivi l’ombre du père, du grand-père et de bien d’autres sans le savoir, en enterrant mon géniteur je pense aux morts qui l’accompagnent dans la tombe, torturés, violés, abattus désarmés ou tombés au combat, il volettent dans le cimetière d’Ivry, autour de nous, est-ce que ma mère les voit, est-ce qu’elle sait, bien sûr, il a fait ce qu’il avait à faire, c’est sa phrase, comme moi j’ai fait ce qu’il fallait, pour la patrie, pour Bog notre Dieu pour les cimetières qui appellent — je revois le cimetière monumental de Vukovar, ses croix blanches d’un côté et ses dalles noires de l’autre, cimetière arrêté dans le temps, glacé, figé en novembre 1991, à Vukovar la mort semble être partie en vacances le 21 novembre exactement, après trois mois de dur labeur, fatiguée et repue : j’y suis retourné peu de temps après l’enterrement de mon père à Ivry, revoir la Slavonie orientale Osijek, Vinkovci et surtout voir Vukovar rendue à la mère patrie, Vukovar où je n’étais jamais allé, que j’espérais libérer à mon arrivée en octobre 1991 et qui tomba un mois plus tard aux mains de l’armée yougoslave et des paramilitaires serbes, le goût de bile de la chute de Vukovar, Hector et Enée dans nos lignes, le campement envahi, les nefs creuses menacées, et la peur, la peur de perdre, d’être vaincus, de disparaître de retourner dans la vacuité des choses nos armes inutiles brisées contre le bronze des chars T55, j’ai remis mon bonnet noir et une fois mon père en terre je suis parti faire un tour en Croatie, seul, je voulais que Vlaho m’accompagne mais il était trop occupé à mettre en bouteilles ou en barriques que sais-je, et puis il n’avait pas très envie de retourner là-haut dans l’humidité de l’automne pannonien, voir Vukovar, l’endroit des loups, la bien nommée — les miliciens venus de Voïvodine et de Serbie centrale s’en étaient donné à cœur joie, ces loups moustachus comme sortis d’un poème de Njegoš avaient aimablement massacré tout ce qu’ils avaient pu, à la chute de Vukovar nous étions devenus fous, Andrija était devenu fou, raide cinglé de douleur, furieux, dangereux, en colère, haineux et brave, indomptable, car si pour nous la ville était un symbole triste pour lui c’était bien plus, des perches, des brochets, des amis des bars des maisons familières un premier baiser au bord du Danube et tout ce qui vous attache à une ville, je suis passé par son village que je n’avais jamais vu non plus, où ses parents déplacés dans la banlieue de Zagreb ne s’étaient pas réinstallés — leur maison était toujours en ruine, avec son petit jardin, sa barrière et un gros trou d’obus dans la façade, œil obscène, j’ai pris ensuite la direction de Vinkovci avant de tourner à gauche vers Vukovar, en chemin entre Osijek et Vinkovci je ne reconnaissais rien, aucun de mes champs de bataille, pas de loups en vue malgré l’heure tardive, Vinkovci avait un air placide et endormi, les banlieues étaient parsemées de maisons détruites ou rasées, des usines désaffectées, brûlées, bombardées : je roulais au milieu des anciennes lignes serbes au volant de ma Golf flambant neuve de chez Avis, dans le soir pourri sous une bruine glacée, et j’ai vu le cimetière, à quelques kilomètres de Vukovar, ce qui restait de soleil s’en allait vite je me suis arrêté, un grand champ plat un parking prévu pour trente autobus, des drapeaux, un monument monolithique, la mémoire n’a pas tardé à s’installer j’ai pensé, la nation avait repris ses droits sur ses martyrs, le cimetière flambant neuf sur une terre à peine reconquise où la mort s’acharnait dix ans plus tôt, toutes les pierres tombales en témoignaient, mort le 20 octobre 1991, mort le 21 octobre 1991, mort le 2 novembre 1991, et cette famille, mari femme et fils surpris sans doute par un obus morts tous ensemble le 5 novembre 1991, et ainsi de suite, jusqu’au 19 novembre, apogée, massacre, croix — un peu plus loin le cimetière de ceux qui n’étaient pas tombés pendant la guerre paraissait désordonné, vivant, presque, mais là, dans le champ de marbre noir, j’avais l’impression de tourner dans une nécropole militaire erronée, où tous les soldats seraient des civils, revêtus à la hâte de l’uniforme du sacrifice, le drapeau croate flottait pour embrasser les âmes de ses nouveaux enfants comme à l’époque il nous tenait chaud sur notre biceps combattant, le blason échiqueté de gueules et d’argent caressait 938 croix blanches, la nuit tombait doucement, j’étais seul au milieu de tous ces morts, empli d’une tristesse sourde et tenace je suis remonté dans la Golf, j’ai roulé jusqu’à Vukovar, jusqu’à l’hôtel Danube une tour rouge décrépite au bord du fleuve, j’ai marché le long de la berge, aperçu un autre monument, une croix monumentale au bord de l’eau, le centre-ville puait les fantômes la mort et la vase, j’ai passé la porte d’un bar dans la fameuse rue des arcades baroques entièrement reconstruites, des jeunes au crâne rasé me regardaient bizarrement, j’ai descendu deux, trois rakija presque cul sec qui me valurent la considération du barman, je me sentais très vide, je venais de perdre une seconde fois la bataille de Vukovar, la bataille contre la tristesse et le désespoir, je suis passé près de l’ancien marché couvert brûlé bombardé désaffecté, j’ai acheté une bouteille de prune locale dans une épicerie un paquet de cacahouètes je suis rentré à l’hôtel Danube m’affaler sur le lit les yeux tournés vers Novi Sad et Belgrade sur le cours du fleuve majestueux et j’ai bu, j’ai bu en pensant à la colère d’Andrija à ses larmes après la chute de la ville, Andi une rasade pour toi, pour ta rage ce jour-là ou le lendemain je ne sais plus quand le Destin nous a envoyé deux prisonniers après une embuscade, l’un était blessé, l’autre indemne tremblait de frayeur il disait mon père a de l’argent, mon père a de l’argent, si vous me laissez partir il vous donnera beaucoup d’argent, il avait trop peur pour mentir, nous les avions ramassés alors qu’ils essayaient de déserter, j’étais tenté de les laisser filer, j’étais sur le point de les confier à un troufion pour qu’il les emmène à Osijek, mais Andrija est arrivé, tu débloques ou quoi ? tu as déjà oublié Vukovar ? Que pas un d’entre eux n’en réchappe, et il les a mitraillés longuement, sur-le-champ, sans hésiter, en les regardant dans les yeux, quinze cartouches chacun dans la poitrine, sur mon lit de l’hôtel Danube une rasade pour Andi grand pasteur de guerriers, une rasade pour le regard stupéfait des deux petits Serbes quand le bronze les transperçait, une rasade pour le cimetière de Vukovar dans la nuit qui tombe, pour le cimetière d’Ivry un matin de printemps, pour les soldats de 14, les résistants les condamnés à mort et une rasade pour mon paternel sans doute assassin ni résistant ni condamné à mort qui leur tient compagnie aujourd’hui, alors que le train ralentit pour entrer à Reggio en Emilie douce et belle, lumineuse pour qui vient de l’obscurité, une ville italienne où les églises les places et les arcades n’ont pas été démolies à coups de mortier, la gare est petite, tout en longueur, parsemée de néons blancs, quelques voyageurs attendent sur le quai emmitouflés dans des manteaux, des écharpes, sur la voie opposée un train passe, un train de marchandises, dans la direction de Modène, des citernes de lait — il n’y avait sans doute pas besoin de train pour les dix juifs raflés à Reggio fin 1943, on a dû les transporter en camion, tout près, à vingt kilomètres, au camp de Fossoli antichambre de la Pologne, cependant il y a une plaque, en ville, près de la grande synagogue au cœur de l’ancien ghetto, qui rappelle les noms de ces dix personnes éliminées à deux mille kilomètres de chez elles, alors que seulement dix balles de carabiniers auraient suffi à leur éviter les tourments du voyage, et leur auraient valu une sépulture, secrète sans doute, mais un endroit dans la terre où, comme les massacrés de Vukovar, elles attendraient qu’on veuille bien les retrouver, elles n’ont pas eu cette chance, on leur a offert un recoin de nuage dans le lourd ciel de Galicie — Fossoli camp de transit où passèrent, de l’automne 1943 à août 1944, la majorité des juifs déportés d’Italie, avant que le camp ne soit déplacé à Bolzano à la frontière de l’Autriche, étrange acharnement, la guerre était quasi perdue, la république sociale italienne de Mussolini à Salò prenait l’eau de toute part et pourtant l’administration allemande se donnait la peine d’organiser des convois, des transports pour les partisans et les derniers juifs de Bologne ou de Milan, vers Fossoli puis Bolzano et enfin à Birkenau, un dernier effort pour rendre l’Italie Judenrein ou Judenfrei, selon les nuances de l’époque, les dix juifs de Reggio qui ne s’étaient pas exilés furent peut-être pris chez eux, auprès de la synagogue via dell’Aguila, peut-être dénoncés, peut-être pas, et allèrent rejoindre les résistants derrière les barbelés, avant d’être poussés dans un train de plus, vers le terminus polonais, où arrivaient, cette année 1944, les juifs de Hongrie et les soixante mille derniers habitants du ghetto de Łódz, avec parmi eux les proches et les grands-parents de Nathan Strasberg l’officier du Mossad, du moins ceux qui n’avaient pas déjà été gazés à Chełmno en 1942 — Birkenau, là où tous les rails se rejoignent, de Thessalonique à Marseille, en passant par Milan, Reggio et Rome, avant de partir en fumée, mon train a des fenêtres, certains ont été déportés dans des wagons de passagers, les juifs de Prague, les juifs grecs qui payaient même leur billet pour la Pologne, on leur vendait un titre de transport pour la mort, et les chefs de la communauté négociaient âprement le prix du passage avec les autorités allemandes, étrange cynisme que celui des fonctionnaires nazis, Eichmann, Höss, Stangl, des hommes tranquilles, des pères de famille tranquilles, dont le calme contraste avec l’hystérie virile et guerrière de Himmler ou Heydrich, Franz Stangl aimait les fleurs et les jardins bien ordonnés, les animaux, lors de son passage en Italie à Udine et Trieste il a aimé les doux paysages de Vénétie, et la mer, ensuite il a aimé la vieille ville de Damas et ses parfums de cardamome, et sa femme, et ses enfants, lui le petit flic autrichien pas très brillant assassin de plusieurs centaines de milliers de juifs niait en avoir jamais battu un seul, il s’est même convaincu que leur mort était douce, entassés entre quatre murs de béton asphyxiés aux gaz d’échappement d’un moteur diesel on met vingt minutes à mourir, quand tout va bien, quand tout allait bien disait-il en vingt minutes c’était dans le sac, mais bien sûr Bełzec, Sobibór ou Treblinka c’était de l’artisanat en comparaison d’Auschwitz, le collègue Höss avait bien monté son affaire, ses fabriques de douleur compartimentées fonctionnaient à merveille, jusqu’au bout on améliora la machine, on prévoyait même de l’agrandir, de quoi accueillir l’Europe entière s’il fallait, toute la vermine slave et tous les subversifs, sans haine, sans colère, juste des solutions aux problèmes, car un problème demande des solutions tout comme une question appelle une réponse — mon père fils de résistant participa activement à la résolution du problème algérien, la mitraillette à la main, et repose aujourd’hui dans le cimetière d’Ivry, aux côtés des fusillés du mont Valérien, tortionnaire malgré lui, violeur sans doute malgré lui, exécuteur malgré lui, bien sûr rien à voir avec Höss, Stangl et les autres, mon père né en 1934 près de Marseille croyait en Dieu en la technique au progrès à l’homme à l’éducation à la morale, le train s’élance à nouveau, quitte doucement Reggio d’Emilie en grinçant, quelle lenteur, quelle sinistre lenteur, j’ai soudain l’impression que les noms dans la mallette dégoulinent sur moi comme le jus de décomposition d’un cadavre oublié dans un wagon, je suis tenté de l’ouvrir mais elle ne contient rien de visible, des documents numérisés dans des disques de verre, cinq ans d’obsession vorace depuis Harmen Gerbens le gardien de camp hollandais, cinq ans à jouer les historiens de l’ombre ou les espions de mémoire, voilà c’est terminé, façon de parler, j’aurais pu aussi bien continuer dix ans de plus, mais il y a Rome qui m’attend et la nouvelle vie, l’argent du Vatican, recommencer, tout recommencer sous le nom d’Yvan Deroy, adieu Francis l’ex-guerrier délégué de défense, depuis la mort de mon père ma mère s’est enfermée dans le veuvage, c’est une veuve très digne, une professionnelle du deuil, accompagnée par ses amies et ma sœur à la messe deux fois par semaine et au cimetière le dimanche matin après l’office, elle vit pour son mari mort de la même façon qu’elle a vécu pour lui vivant, et quand elle n’est pas à l’église ou à Ivry elle joue Beethoven et Schumann sur son piano jusqu’à en avoir des crampes dans les doigts, comme tu joues bien, maman, Leda passe ses journées à la maison à l’écouter, elle rentre chez elle juste à temps pour préparer le dîner de son mari, elle habite à deux cents mètres, elle tarabuste ma mère de l’aube au couchant pour qu’elle reprenne des élèves, à mon âge, répond-elle, à mon âge, ma mère a pourtant à peine soixante ans, je ne me souviens plus à quel moment exactement elle a arrêté d’enseigner, à quel moment ont cessé de venir à la maison ces adolescentes bien mises qui, pour moi, étaient un rêve inatteignable, je m’en rappelle une plus précisément, elle devait avoir trois ans de plus que moi et venait deux fois par semaine vers cinq ou six heures, j’arrivais du collège — elle était toujours en jupe, plutôt potelée, un visage rond, des cheveux longs et blonds attachés, elle me saluait gentiment quand je me précipitais pour aller ouvrir la porte, je prenais son duffel-coat en observant ses seins qui me paraissaient gigantesques, je respirais le parfum de son manteau en l’accrochant, et je la regardais marcher jusqu’à l’étude, la pièce du piano que nous appelions l’étude, ses partitions et ses cahiers à la main, j’espionnais, la porte entrouverte, l’arrivée de la jeune fille auprès de ma mère pour voir comment elle s’installait au piano et relevait parfois sa jupe pour bien se positionner sur le tabouret, un geste machinal, une seconde pour moi terriblement érotique, je croyais apercevoir ses dessous à travers ses collants de laine, je sentais le frottement de ses fesses sur le feutre bordeaux, le mouvement de sa cuisse quand elle appuyait sur la pédale, et il me venait une érection terrible, un désir incommensurable qui me précipitait aux toilettes alors que résonnait (elle était douée) l’étude de Liszt ou la polonaise de Chopin qu’elle présentait, le rythme de ses doigts sur le clavier devait être, imaginais-je, le mien sur mon instrument personnel, dans le désir et dans la musique, alors que je détestais Liszt, Chopin et toutes ces affreuses notes maternelles je jouissais terriblement, trop vite, l’élève désirée se faisait reprendre pour son tempo et c’est plus d’une fois la voix de ma mère qui interrompit mon plaisir, avec ses non, non, non, moins vite, moins vite, depuis la pièce voisine elle semblait diriger elle-même ma masturbation, reprenez, reprenez, sur ce ton martial qui avait le don de me mettre dans une rage inconnue, mêlée de honte, comme si elle m’avait surpris le truc à la main, comme si elle ne pouvait pas me laisser avec cette élève, elle me l’enlevait et la jeune fille repartait une fois la leçon terminée je lui rendais son manteau, généralement ma mère m’appelait immédiatement, tes devoirs, cesse de bayer aux corneilles, tes devoirs, ton père ne va pas tarder à rentrer, évidemment ma sœur était déjà installée le stylo à la main, alors je prenais un malin plaisir à lui pousser le coude pour provoquer une belle rature sur sa page impeccable, ce qui pouvait lui arracher des larmes de tristesse ou, selon son humeur, une colère frustrée semblable à la mienne et nous nous mettions à nous battre jusqu’à ce que ma force adolescente ait raison d’elle, elle finissait par avoir le dessous je l’immobilisais mes genoux sur ses bras et je la torturais en la menaçant de laisser tomber ma salive sur son visage, elle se contorsionnait d’horreur, je rattrapais le filet de bave au dernier moment, elle sanglotait, vaincue, c’était ma vengeance sur ces femmes de la famille qui m’empêchaient d’avoir les jolies femmes du dehors et généralement à ce moment précis arrivait mon père, alerté par les cris de Leda dès qu’il franchissait le seuil de l’appartement il me disait tu es un sauvage, laisse ta sœur tranquille, ce qui provoquait l’intervention immédiate de ma mère, non, ton fils n’est pas un sauvage, etc., je revenais de droit à ma mère, j’étais son rejeton elle me défendait contre l’intervention du mâle, je devais ensuite m’excuser auprès de la petite peste rapporteuse effacer la tache d’encre sur son cahier et me mettre à mes devoirs en rêvant aux seins et aux fesses de la jeune pianiste jusqu’au dîner — dans notre alchimie familiale mon père régnait depuis son silence et sa retenue ma mère était une régente autoritaire qui voyait le monde comme une partition, certes difficile à interpréter, mais que l’ordre l’effort et l’application pouvaient déchiffrer et c’est ainsi qu’elle nous a éduqués, ordre, effort, travail, elle l’exilée qui n’avait pas connu son pays s’était construite dans les exercices, dans les études de Scriabine qui sont la chose la plus difficile au monde, et même si elle avait renoncé à sa carrière de concertiste en rencontrant son mari elle conservait cette puissance, cette capacité aride à régenter, à diriger, à s’efforcer, de la même façon qu’elle s’efforçait de contrôler ses doigts sur le piano par une discipline de fer, ma mère aurait fait un excellent soldat, comme Intissar la Palestinienne, endurant, obéissant, se donnant les moyens de remplir sa mission, au moins autant que mon père : son caractère sobre voire austère le prédisposait à la caserne tout comme au monastère, aussi à l’aise à Port-Royal qu’à l’Ecole militaire, catholique, respectueux de la Loi plus qu’amant de l’ordre, avec une idée de la patrie et de la République qui lui venait de sa famille modeste où personne n’étudiait jamais au-delà du certificat d’études, pour lui ma mère représentait la culture, la culture et la bourgeoisie, une bourgeoisie déclassée par l’exil certes, mais par là même accessible, en revanche je me demande comment ma mère, pour qui l’origine sociale et même la race sont si importantes, avait pu tomber amoureuse au point de défier les préjugés de sa famille pour l’épouser — peut-être avait-elle vu en lui ses vertus chrétiennes, deviné sa patience, sa résignation, peut-être aussi aperçu cette fêlure derrière le silence, la blessure de l’Algérie féroce, qui ressemblait tellement à celle de son propre père, bah après tout un ingénieur promis à une belle carrière n’était pas un si mauvais parti et, même s’il avait l’immense inconvénient de ne pas être croate, ce gendre était tout de même convenable, qu’à cela ne tienne, on lui apprendrait à danser le kolo, pourvu qu’il ne soit ni orthodoxe ni juif ni communiste, c’est ce qui comptait, d’ailleurs mon oncle l’ours de Calgary n’avait-il pas épousé une fille de Zagreb d’excellente famille, on pouvait se permettre cette excentricité pour la cadette — c’est ce que j’imagine, mais je suppose que ma mère ne leur a pas laissé le choix, fatiguée des tournées d’enfant prodige, d’adolescente prodige puis de concertiste moyenne, elle a choisi son existence avec la même détermination qu’à sept ans lorsqu’elle apprenait par cœur des sonates de Scarlatti pour les jouer les yeux bandés devant des parterres de vieillards, la plus grande pianiste yougoslave de tous les temps titrait France-Soir, ce qui mettait mon grand-père dans une rage folle, yougoslave, ils ont dit yougoslave, pourquoi pas serbe tant qu’ils y sont, ma mère a décidé, elle n’a pas fait le pari d’Achille, elle a préféré un foyer à une gloire hypothétique, elle a accompli le destin pour lequel on l’avait préparée pendant des années, être femme, mère et même mère d’un des combattants qui libéreraient la patrie du joug titiste, et son piano était un gentil loisir pour une demoiselle, donner des concerts était parfait mais ce n’était pas un accomplissement, ce n’était pas sa place, sa place c’était avec nous à la maison, ma mère a fait ce choix, sans regret, en pesant le pour et le contre, elle a choisi mon père le grand silence — combien j’aurais aimé moi aussi décider, qu’on me propose l’alternative d’Achille, au lieu de me laisser porter dans l’obscurité de cave en cave, d’abri en abri, de zone en zone, jusqu’à ce train qui se traîne dans l’infinie ligne droite de la plaine du Pô, entre Reggio et Modène, avec les milliers de noms de la valise et un éphèbe italien amateur de ragots pour toute compagnie, est-ce vraiment de mon fait, ce départ, il pourrait s’agir d’une machination du Boulevard, du Service, une conspiration ourdie depuis mon recrutement déjà suspect, voilà que je deviens paranoïaque, c’est l’effet de la drogue et des années d’espionnage, appelons un chat un chat, en 1995 j’ai troqué la kalachnikov pour des engins de mort bien plus subtils mais tout aussi efficaces, traques, planques, interrogatoires, dénonciations, déportations, chantages, marchandages, manipulations, mensonges, qui ont débouché sur des assassinats des vies brisées des hommes traînés dans la boue des destins tordus des secrets percés à jour, est-ce que je pourrai laisser tout cela derrière moi, laisser derrière moi la guerre et le Boulevard comme on oublie un chapeau dans un bar, où faudra-t-il que je me réfugie, dans la résolution dure de ma mère, dans le silence de mon père, dans le tombeau sans corps d’Andrija, dans ma propre valise, dans la mallette du Vatican lumière du monde, une petite place pour mon père l’amateur de trains électriques, une petite place dans la valise pour mon paternel âpre et silencieux

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Zone
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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSPar une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d'un précieux viatique qu'il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d'activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d'abord l'Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l'ombre (agitateurs et terroristes, marchands d'armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l'a jeté dans le cycle enivrant de la violence.Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l'espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l'imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka…S'il fallait d'une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d'armes, de troupes, d'hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après La Modification de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre "chants" conduits d'un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une Iliade de notre temps.Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l'arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et Remonter l'Orénoque (2005). Ainsi que, chez Verticales, Bréviaire des artificiers (2007).

Матиас Энар

Современная русская и зарубежная проза
Rue des Voleurs
Rue des Voleurs

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURSC'est un jeune Marocain de Tanger, un garçon sans histoire, un musulman passable, juste trop avide de liberté et d'épanouissement, dans une société peu libertaire. Au lycée, il a appris quelques bribes d'espagnol, assez de français pour se gaver de Série Noire. Il attend l'âge adulte en lorgnant les seins de sa cousine Meryem. C'est avec elle qu'il va "fauter", une fois et une seule. On les surprend : les coups pleuvent, le voici à la rue, sans foi ni loi.Commence alors une dérive qui l'amènera à servir les textes — et les morts — de manières inattendues, à confronter ses cauchemars au réel, à tutoyer l'amour et les projets d'exil.Dans Rue des Voleurs, roman à vif et sur le vif, l'auteur de Zone retrouve son territoire hypersensible à l'heure du Printemps arabe et des révoltes indignées. Tandis que la Méditerranée s'embrase, l'Europe vacille. Il faut toute la jeunesse, toute la naïveté, toute l'énergie du jeune Tangérois pour traverser sans rebrousser chemin le champ de bataille. Parcours d'un combattant sans cause, Rue des Voleurs est porté par le rêve d'improbables apaisements, dans un avenir d'avance confisqué, qu'éclairent pourtant la compagnie des livres, l'amour de l'écrit et l'affirmation d'un humanisme arabe.Mathias Énard est l'auteur de quatre romans chez Actes Sud : La Perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie), Remonter l'Orénoque (2005 ; adapté au cinéma en 2012 par Marion Laine sous le titre À cœur ouvert avec Juliette Binoche et Edgar Ramirez), Zone (2008, prix Décembre 2008 ; prix du Livre Inter 2009) et Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (2010, prix Goncourt des lycéens 2010).

Матиас Энар

Современная русская и зарубежная проза

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