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Je fouillai vite dans ma poche. J’avais failli l’oublier, par habitude d’être, et pourtant, il y avait là un espoir immense qui montrait le bout de l’oreille. Je l’avais découpé le matin même, 24 janvier 1976 – je note ici cette date historique, où commence peut-être enfin le début de la compréhension –, dans le journal américain que je lis parce que c’est quand même une langue étrangère. C’était en première page.

— Écoute, Annie. Et si tu crois que je ne suis pas guéri ou que je fais une rechute, lis toi-même : « Jusqu’à présent, les savants croyaient savoir pourquoi le soleil brille. Mais de récentes découvertes ont tout remis en question. La cause demeure inconnue mais selon les rapports des savants anglais et soviétiques le soleil bat et palpite comme UN CŒUR GIGANTESQUE… »

Elle me regarda anxieusement et je savais qu’elle croyait à une rechute. Mais elle n’osa rien dire pour ne pas blesser l’espoir, car les mots sont des chasseurs impitoyables lorsqu’il s’agit de leur gibier préféré.

C’est au moment où je m’apprêtais à monter dans le train de Paris à la gare de Cahors que le docteur Christianssen m’apparut pour la dernière fois. Je l’ai vu venir vers moi avec ses brumes danoises alors que l’express était déjà sur rails et s’il était moins précis que d’habitude, c’est que la précipitation cardiaque aux instants de soudaine panique brouille toujours un peu la vue chez ceux qui simulent même avec le plus de détermination pour ne pas être repris. Je dus simplement m’écarter pour laisser passer un détachement de SS, mais ce n’était sans doute qu’un trouble de la mémoire. Je comprenais en effet que mon inquisiteur avait reçu de nouveaux ordres des instances tortionnaires et venait s’assurer que je pouvais être ré-in-séré et remis en circulation comme faux jeton de présence sans danger pour les autres pseudos-pseudos et pour moi-même, car il était payé pour savoir que ce qu’on appelle « guérison », dans la convention psychiatrique, ne peut être qu’une scrupuleuse obédience, une soumise et exemplaire dissimulation de symptômes. Sans aucune raison, car l’express n’était pas encore en marche et ne pouvait donc écraser personne, il y eut dans sa menaçante immobilité toute l’imminence angoissante d’Anna Karénine prête à se jeter sous les roues, mais ce n’était peut-être qu’une réminiscence littéraire. Christianssen, que j’appellerai ainsi par défi sans « docteur », car je n’en ai plus besoin, s’arrêta devant moi dans cette attitude délibérément plaisante et décontractée qui cherche à rassurer. Il me serra la gorge. Il n’avait pourtant rien de diabolique, souriant, les mains dans les poches de son pardessus gris au col de velours, avec sa barbe blonde qui n’a jamais fait de mal à personne, ses lunettes sans écaille et ses yeux légèrement bridés ; il ressemblait un peu à Zola et un peu à Verlaine, mais je savais qu’il était pourri de références littéraires et, pour la première fois depuis que nous nous connaissions, il cachait sous une toque d’astrakan le fait qu’il était chauve.

Je vins à sa rencontre, la main tendue, pour donner à sa soudaine apparition à la gare de Cahors un aspect plus naturel.

— Je vous apporte une prodigieuse nouvelle, écrivain Ajar, m’annonça-t-il. Pinochet va être limogé et ils ont déjà libéré Plioutch. Vous avez gagné, littérateur Ajar. Plioutch vient d’arriver à Paris, accueilli par des fleurs et des mathématiciens. Bravo.

— Je ne me savais pas le bras si long, dis-je modestement, car c’était de rigueur.

— Vous avez vaincu, combattant suprême Ajar. Vous pouvez être fier de votre œuvre.

— D’autant qu’elle n’a pas encore été publiée, dis-je, car je flairais un piège.

— Pinochet en connaissait le contenu par sa police politique, et a paniqué. Il va fuir. Et le RGB, qui est partout, savait que votre livre puissant allait paraître, et comme ils n’ont pas pu vous modifier à leur gré, malgré le traitement chimique auquel ils vous ont soumis à Copenhague, ils ont libéré Plioutch en toute hâte… triomphant Ajar !

— Je sème à tous les vents, dis-je ironiquement, car l’ironie est toujours une bonne garantie d’hygiène mentale.

Derrière le docteur Christianssen, il y avait le rabbin Schmulevitch aux bas blancs qui n’était pas là, et le fait que je ne le voyais pas prouvait définitivement que je ne présentais aucun signe.

— Combien vous dois-je, docteur ? demandai-je car il y avait déjà droits d’auteur.

— Ne vous défendez pas, croyant Ajar. La preuve est faite : Plioutch est libéré, Pinochet chancelle, on ne tue plus en Argentine, au Liban, c’est la fraternité, votre livre a soulagé une immense détresse humaine. Continuez, écrivez, il y a des millions d’opprimés qui attendent. Sauvez-les, libérez-les, faites-en encore un peu de littérature, lauréat Ajar. Il ne suffit pas d’être guéri, il faut guérir l’humanité entière… Écrivez !

— Cela voudrait dire que je suis encore atteint de tentations messianiques, réformatrices et schizoïdes, docteur. Rien à faire.

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