Cela faisait des heures qu’Alma errait dans le labyrinthe souterrain de Chaudeterre. Sans solarine ni torche de résine, elle ne voyait pas à trois pas devant elle, et les galeries se ressemblaient au point qu’elle avait l’impression d’en parcourir une seule, toujours la même, multipliée à l’infini. Elle entendait, ou croyait entendre, des cris étouffés, des murmures dans le silence des profondeurs bercé par les clapotis. Elle se dirigeait alors, ou croyait se diriger, vers la source du bruit, espérait se rapprocher de ses sœurs, mais le cri étouffé ou le murmure s’interrompait au bout de quelques instants, ou bien retentissait derrière elle et l’entraînait dans une autre direction.
Elle marchait pieds nus sur un sol rugueux, coupant parfois, ayant d’abord retiré sa sandale gauche dont son pied gonflé, douloureux, ne supportait plus le contact, puis s’étant débarrassée de la droite pour combattre une vague impression de déséquilibre. Elle tenait ses deux chaussures dans la même main et se servait de l’autre pour explorer à tâtons les parois blessantes ou pour éviter les concrétions qui tombaient de la voûte et barraient la galerie sur toute sa hauteur.
Elle avait cédé une fois au découragement et s’était effondrée en larmes au pied d’une grosse stalagmite. Elle avait d’abord cru qu’elle ne pourrait plus se relever tant elle était épuisée, tant son pied ébouillanté lui faisait mal. Elle avait fini par s’assoupir, recroquevillée sur elle-même, la hanche et l’épaule meurtries par la dureté du sol. Réveillée en sursaut par une sensation de mouvement, de présence, elle avait scruté un long moment l’obscurité sans rien distinguer d’autre que les tores arrondis et gris d’autres stalagmites éparpillées dans la galerie. L’odeur du soufre lui avait semblé plus forte que d’habitude, et l’air plus moite, comme si l’activité des sources souterraines s’était accrue pendant son sommeil. La douleur à son pied avait en tout cas considérablement diminué, et elle avait décidé de repartir, tenaillée par la faim et la soif, se maudissant de ne pas avoir insisté pour porter un sac de vivres ou une cruche d’eau potable.
Comme elle avait perdu depuis longtemps tout sens de l’orientation, elle n’essayait plus de se repérer, elle enfilait les galeries au hasard dans l’espoir un peu fou de tomber sur un groupe de ses sœurs. Elle s’immobilisait de temps à autre, restait à l’écoute du silence, tentait de capter, sous les clapotis qui rythmaient la rumeur grave et persistante, des éclats de voix, des chuchotements, des rires qui la guideraient dans le dédale. Mais les bruits qu’elle percevait disparaissaient au bout de quelques instants comme des mirages sonores et ne réussissaient qu’à renforcer son impression de tourner en rond.
Le découragement la gagnait à nouveau, elle peinait de plus en plus à poser son pied au sol. Elle marcha encore quelque temps avant de renoncer au sortir d’une galerie, vaincue par la fatigue et la douleur. Elle retroussa sa robe et s’installa en porte-du-présent, une posture tellement usitée pendant ses deux années de noviciat à Chaudeterre qu’elle était devenue un réflexe, presque une seconde nature. Elle se concentra aussitôt sur la circulation de l’air dans sa gorge et ses poumons, prit des inspirations de plus en plus profondes, ralentit le débit de ses expirations, fut peu à peu baignée d’un grand calme. De ses pieds, sollicités par la posture, montèrent des douleurs vives, aiguës, surtout du droit qui compensait les faiblesses du gauche et supportait tout le poids de son corps. Elle les ignora de la même façon qu’elle ignora le tremblement de ses jambes et l’angoisse qui resurgissait en force dans son silence intérieur. Trop exténuée pour tenter de dominer ses troubles physiques et ses pensées parasites ainsi que ses instructrices le lui avaient enseigné durant les séances d’éveil au présent, elle se contenta de les observer au fur et à mesure qu’ils se présentaient, comme elle aurait observé des phénomènes extérieurs à elle-même, les averses de cristaux de glace, les tempêtes de bulles de pollen, les ondulations aux couleurs changeantes des herbes de la plaine ou les nuages traversant le ciel mauve au-dessus des toits du conventuel. D’innombrables tentacules surgissaient de son mental, qui la ligotaient à ses pensées, à ses souffrances, qui tentaient de l’entraîner dans les remous familiers et tumultueux.
Une ronde infernale de jugements, de désirs, de souvenirs, de peurs, de rejets…