Des bruits de voix et de pas tirèrent Orchéron de son assoupissement. Il se plaqua au sol puis, après quelques instants d’immobilité, écarta précautionneusement les herbes sèches. Posté sur une petite butte de terre qui dominait les zones noires pelées du sommet de la colline de l’Ellab, il vit apparaître des protecteurs des sentiers, aisément reconnaissables à leurs masques d’écorce et à leurs robes de craine. Cette scène, cette atmosphère funèbre, cette farandole de trognes grimaçantes hantaient déjà sa mémoire.
Aiguillonné par la peur d’arriver trop tard, il avait marché deux jours et deux nuits sans interruption pour gagner la colline de l’Ellab où, selon Orchale, les couilles-à-masques offraient leurs condamnés aux umbres. Il avait suivi le cours placide d’Abondance jusqu’au troisième croisement des six chemins de terre, puis il avait coupé par la plaine d’herbe jaune, un itinéraire plus ardu mais plus court et plus discret. De fait, il n’avait pas rencontré d’autre créature vivante que des nanziers sauvages et sans doute des furves (des mouvements dans les herbes qui trahissaient le déplacement d’une ou plusieurs de ces créatures). Il était arrivé au pied de la colline au crépuscule et, après une pause bienvenue de quelques heures, avait atteint le sommet au milieu de la nuit. Aussitôt des images et des sensations l’avaient assailli, terreur, douleur, horreur, visages blêmes, corps figés, nausées, gémissements, murmures… Il avait su alors qu’il avait déjà mis les pieds sur l’Ellab, qu’un fil occulte reliait la première partie de sa vie à la colline des morts, puis, vaincu par la fatigue, il avait glissé dans un sommeil houleux peuplé de cauchemars.
Les protecteurs des sentiers continuaient d’affluer, comme crachés par les vestiges de la nuit dans la lumière blafarde de l’aube. Les uns portaient des corps d’hommes, de femmes et d’enfants, nus, lavés et vidés de leurs intestins pour éviter les salissures. Orchéron se souvint que les défunts du domaine d’Orchale étaient abandonnés sur le bord d’un chemin après le deuil traditionnel de trois jours. On ne les retrouvait pas le lendemain, sans qu’on sache – ni qu’on cherche à savoir – qui les avait enlevés, les umbres, les furves ou d’autres charognards. La réponse se trouvait sous ses yeux en cet instant : comme ils avaient fait de la colline de l’Ellab leur chasse gardée, les couilles-à-masques étaient naturellement devenus les fossoyeurs du nouveau monde.
Le sang d’Orchéron se glaça lorsque deux protecteurs des sentiers tirèrent au bout d’une corde une prisonnière au milieu de la vingtaine de cadavres étendus sur la terre brûlée. Même s’ils lui avaient recouvert la tête d’un ample capuchon de craine, il la reconnut sans l’ombre d’une hésitation et en éprouva à la fois du soulagement, de la colère et de l’inquiétude.
Des coups sourds ébranlèrent le sol et soulevèrent une nue poussiéreuse. Un groupe de couilles-à-masques plantait, à l’aide de masses de pierre, des piquets courts dans la terre sèche. Un autre retira le capuchon de la prisonnière et dénoua la corde qui lui enserrait les poignets. Orchéron se mordit la lèvre jusqu’au sang pour contenir son hurlement : en quelques semaines, Mael avait vieilli d’une trentaine d’années, son visage s’était amaigri, durci, des cernes profonds violacés s’étaient creusés sous ses yeux, ses cheveux collés par la terre et les croûtes n’avaient plus qu’un lointain rapport avec la cascade dorée somptueuse qui fredonnait au moindre de ses rires. Son regard éteint, vide, trahissait de l’indifférence, de l’absence, comme si elle était déjà morte à l’intérieur.
Les doigts d’Orchéron se crispèrent sur le manche du couteau de corne que lui avait remis sa mère adoptive. La même rage qu’il avait ressentie devant Œrdwen, la même sauvagerie, la même haine, la même envie de répandre le sang montaient en lui, finissaient de dissiper ses remords en partie estompés par sa longue marche entre le domaine d’Orchale et l’Ellab. Les couilles-à-masques devaient payer pour ce qu’ils avaient fait subir à Mael. Pour ce qu’ils avaient fait subir à sa… mère.
Sa mère…
Il la revoyait à présent, figure tragique posée sur un fond d’herbe brûlée, terrassée par le chagrin, la terreur et les regrets… Pas beaucoup plus âgée que Mael, et pourtant déjà rongée par le temps, déjà touchée par la mort… Et il se revoyait, lui, attaché à l’arbuste, à demi étranglé, fou de terreur, essayant vainement de briser ses liens…