Jozeo s’interrompit et lança un coup d’œil vers le fond de la faille. La lumière du matin changeait en parures brillantes les reliefs encore emplis de l’opacité de la nuit.
« On dirait que cette saloperie commence à refluer… Ils ne le recherchaient pas pour l’éteindre, pas tout de suite, mais pour essayer de percer le mystère du seul être humain capable de survivre aux umbres. Or le cercle ultime avait fait du problème des umbres sa priorité. Débarrasser le nouveau monde de ce fléau aurait donné toute sa légitimité à notre fraternité.
— Elle n’en a donc pas, de légitimité ? »
Jozeo lança un regard froid à Ankrel.
« Je parle pour les autres, les mathelles, les permanents, les djemales. Nous, nous avons reconnu depuis longtemps la légitimité de Maran. Notre homme avait été recueilli et adopté par Orchale. C’est dans son mathelle qu’on a fini par le retrouver. La suite, tu la connais.
— Pourquoi sa mère et lui avaient-ils été exposés aux umbres ?
— Il est le dernier d’une lignée incestueuse. Lahiva, son aïeule, a engendré un fils avec son propre frère Elleo. Ce fils a lui-même engendré un fils, un seul, qui, très tard dans sa vie, a engendré une fille, Lilea.
— On n’a vraiment pas la moindre idée d’où lui vient cette faculté à résister aux umbres ? »
Jozeo mangea un autre morceau de fruit. Il s’était déshabillé et avancé sous l’eau de la cascade quelques instants après son lever, et le vent pourtant virulent peinait à soulever ses mèches détrempées alourdies.
« Une protection génétique peut-être. Qui ne s’appliquerait qu’aux hommes de la lignée, ou sa mère en aurait bénéficié.
— Qui est-ce qui peut donner ce genre de protection ? Il faudrait avoir la puissance de l’enfant-dieu lorsqu’il écarte les eaux ! »
Ankrel frissonnait à chaque fois qu’il repensait au passage se creusant dans les grandes eaux sous l’œil rond et attentif de Maran.
« Le Qval, murmura Jozeo avec une moue. Qui a intérêt à ce que se propagent les lignées maudites ? Qui a intérêt à affaiblir les hommes ? Qui a intérêt à empêcher le retour de Maran ? »
Ankrel se leva et se rendit sur le bord d’un promontoire. Il contempla pendant quelques instants la gorge rutilante, puis il observa le fleuve de ténèbres et constata que son niveau avait encore baissé.
« Quel rapport entre les umbres et ce passage sous les grandes eaux ? demanda-t-il sans se retourner.
— Le même qu’entre les lakchas et les frères de Maran. Ils sont de la même nature, et Orchéron fili Orchale est le seul de notre peuple à pouvoir l’emprunter. J’ai entendu dire que certains descendants de l’
— Pourquoi le tuer ? Il pourrait nous apprendre à…
— C’est le rejeton d’une lignée maudite. D’une lignée protégée par le Qval, l’ennemi de Maran. Il est préférable pour nous tous que certaines connaissances retournent dans l’oubli.
— Comme les connaissances du peuple de l’
Jozeo s’avança à son tour sur le bord du promontoire rocheux. Il n’avait pas encore enfilé sa tunique et Ankrel admira sa musculature à la fois puissante et déliée. Il aurait pu devenir ce chasseur magnifique, choyé par les femmes et envié par les hommes, si les circonstances n’en avaient pas décidé autrement.
« Tu ne connais pas cette histoire du premier homme et de la première femme ? C’est une histoire qui nous vient de nos ancêtres kroptes… »
Entre ses paupières mi-closes, Orchéron aperçut une silhouette qui sortait des vagues et marchait dans sa direction, ruisselante, enveloppée de la vapeur qui montait des gouttes encore bouillantes.
Le cœur battant, il bondit sur ses jambes et sauta de rocher en rocher jusqu’au sable noir. Les grandes eaux s’étaient retirées en abandonnant des algues brunes et des coquillages sur une grève jonchée de flaques miroitantes.
Alma surgissait des eaux comme la première femme de l’humanité. Elle resplendissait dans la lumière du matin. Les gouttes scintillaient sur sa peau claire rougie par endroits, ses cheveux mouillés dansaient mollement sur ses épaules. Elle avait elle-même accéléré l’allure depuis qu’Orchéron était entré dans son champ de vision.
Ils n’allèrent pas jusqu’au bout de leur élan, ils s’immobilisèrent à deux pas l’un de l’autre et se regardèrent sans dire un mot.
Ce fut Alma qui prit l’initiative de rompre le silence :
« Tu as trouvé le chemin, on dirait. C’était pourtant moins facile que dans la maison des descendants de l’
— Je pensais que… J’ai cru que les umbres t’avaient…
— Je suis sous la protection de Qval Djema, comme toi. Ils n’ont pas pu faire autrement que de me recracher dans l’eau bouillante.
— Est-ce que tu sais où nous sommes ? »
Elle hocha la tête et le fixa de ce regard exigeant, intense, qui désormais ne l’intimidait plus.
« Je n’ai pas envie d’en parler maintenant. J’ai envie que tu me prennes dans tes bras. »