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L’extrémité de la ligne est frappée sur l’estrope de ces deux harpons afin qu’ils puissent, dans la mesure du possible, être lancés presque instantanément l’un après l’autre dans la même baleine, de sorte qu’à la première résistance offerte, l’un reste ancré si l’autre cède. Les chances sont ainsi doublées. Mais il arrive souvent qu’ayant reçu son premier fer, la baleine fuie aussitôt avec de violents soubresauts, rendant impossible au harponneur, pourtant prompt comme l’éclair dans ses mouvements, de lancer son second fer. Toutefois, le second harpon étant déjà relié à la ligne et celle-ci se mettant à filer, il faut à tout prix, que d’une façon ou d’une autre, l’arme soit jetée, quelque part et de quelque manière que ce soit, hors de la baleinière, afin de préserver l’équipage du danger qu’il représente. En ce cas, il est simplement lancé à l’eau. La plupart du temps, cette mesure de prudence est réalisable grâce à ce qu’il reste de ligne en réserve dans la baille et dont il a été question au chapitre précédent. Mais cette action critique n’est pas toujours accomplie sans accidents des plus graves, voire mortels.

Qui plus est, il faut savoir que, lorsque ce second harpon a été jeté par-dessus bord, il devient une épée de Damoclès, terreur acérée qui se balance fantasquement entre la pirogue et le gibier, emmêlant les lignes ou les tranchant, semant l’émotion dans toutes les directions. En général, il est impossible de s’en rendre maître à nouveau avant que la baleine soit morte.

Songez, dès lors, à ce qu’est la situation lorsque quatre pirogues sont engagées ensemble sur un poisson particulièrement fort, agile et rusé, lorsque, outre ces dangers provoqués par ses qualités mêmes ajoutés à ceux que comporte cette entreprise audacieuse, huit ou dix seconds fers viennent à tournoyer autour de la bête. Car, bien entendu, chaque pirogue a plusieurs harpons fixés sur la ligne pour le cas où le premier, lancé inefficacement, ne pourrait être récupéré. Tous ces détails sont fidèlement rapportés ici, car ils ne manqueront pas d’éclaircir plusieurs passages très importants et compliqués des scènes suivantes.

<p id="_Toc186187884">CHAPITRE LXIV <emphasis>Le souper de Stubb</emphasis></p>

Le cachalot de Stubb avait été tué à bonne distance du navire. Nous étions dans un calme, de sorte qu’attelant les trois pirogues en flèche, nous entreprîmes le lent travail de remorquer le trophée jusqu’au Péquod. Et tandis que les dix-huit hommes que nous étions avec nos trente-six bras, nos cent quatre-vingts doigts, pouces y compris, nous peinions heure après heure à tirer ce corps inerte et pesant qui semblait à peine bouger, nous eûmes ainsi une excellente preuve de l’énormité de la masse que nous déplacions. Sur le grand canal de Hanachow, quel que soit le nom qu’on lui donne, quatre ou cinq hommes, sur le sentier de halage, tireront une jonque lourdement frétée à la vitesse d’un mille à l’heure, mais cette grandiose caraque que nous remorquions lourdement semblait lestée de saumons de plomb.

La nuit tomba, mais trois feux dans le gréement du Péquod nous indiquaient faiblement notre route et en nous rapprochant nous vîmes Achab élever hors de la rambarde l’un des falots supplémentaires. Il regarda un instant d’un air absent la baleine qui flottait, donna les ordres habituels d’arrimage pour la nuit puis, tendant son falot à un matelot, il se dirigea vers sa cabine et ne reparut plus jusqu’au matin.

Bien que le capitaine Achab, en surveillant la chasse de ce cachalot, eût fait preuve de son activité habituelle, si l’on peut dire, maintenant qu’il était mort, quelque insatisfaction vague, ou quelque impatience, ou le désespoir semblaient le tenailler, comme si la vue de ce cadavre lui rappelait que Moby Dick était encore à mettre à mort et que quand bien même des milliers d’autres baleines seraient remorquées jusqu’à son navire, cela ne le distrairait en rien de son obsession unique. Bientôt on aurait pu croire, au bruit qui régnait sur le pont du Péquod, que l’équipage s’apprêtait à mouiller l’ancre en plein Océan. De lourdes chaînes étaient halées sur le pont et jaillissaient des sabords de charge avec fracas. Mais c’était l’immense cadavre, et non le navire, que ces chaînes cliquetantes amarraient. Liée par la tête à la poupe, par la queue à la proue, la baleine appuyait sa coque noire contre celle du navire et, entrevue dans les ténèbres qui dissimulaient la mâture et le gréement sur le ciel, on eût dit un attelage de bœufs géants dont l’un se serait couché et dont l’autre serait resté debout [14].

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