Ainsi la ligne à baleine enveloppe la pirogue de méandres compliqués évoluant dans presque toutes les directions. Les canotiers sont tous prisonniers de ce redoutable réseau de sorte qu’à l’œil timoré du terrien ils apparaissent comme ces charmeurs de serpents qui laissent ceux-ci s’enrouler folâtrement autour de leurs membres. Il n’y a pas un fils né de la femme qui puisse s’asseoir, pour la première fois, dans ce piège de chanvre, et tandis qu’il peine à l’aviron, sans penser qu’à un moment inconnu le harpon sera lancé, que ces anneaux souples entreront en action en sifflant comme l’éclair, sans qu’un frisson lui parcoure l’échine et que sa moelle épinière elle-même ne frémisse comme une gelée. Et pourtant l’habitude… étrange chose! Que ne peut l’habitude? L’acajou de votre salon n’a jamais entendu de plus joyeuses boutades, de rires plus francs, de meilleures plaisanteries, de plus vives reparties que le demi-pouce de cèdre blanc des bordages d’une pirogue ainsi suspendue dans le nœud coulant du bourreau et que, pareils aux six bourgeois de Calais devant le roi Édouard, les six hommes d’équipage rament dans les mâchoires de la mort, la corde au cou l’on peut dire.
Un instant de réflexion vous permettra de comprendre les malheurs répétés de la chasse – dont bien peu ont fait l’objet d’une relation -, les hommes arrachés à la pirogue par la ligne et perdus. Car lorsque la ligne file, être assis dans la baleinière reviendrait à se trouver dans le sifflement d’une machine à vapeur en pleine action, dont chaque balancier, chaque arbre, chaque rouage vous effleure. Et c’est pis encore car vous ne pouvez rester assis immobile au milieu de ces dangers, la pirogue se balançant comme un berceau et vous projetant d’un côté et de l’autre de façon inattendue. Seules une certaine souplesse, la volonté et l’action mises simultanément en œuvre peuvent vous épargner de devenir un Mazeppa et d’être expédié en des lieux où même le soleil qui voit tout ne vous découvrirait pas.
Et encore: l’apparence d’un calme profond qui précède l’orage est peut-être plus terrible que l’orage lui-même car, en vérité, ce calme n’est que la chrysalide qui enrobe la tempête; comme le fusil, d’innocente allure, contient en lui la poudre fatale, la balle et l’explosion, de même l’aimable repos de la ligne, tandis qu’elle serpente silencieusement entre les canotiers avant d’entrer en action, est détenteur d’une terreur plus grande que quoi que ce soit d’autre dans cette périlleuse entreprise. Pourquoi en dire davantage? L’humanité tout entière est cernée par une ligne à baleine. Tous les hommes naissent la corde au cou mais ce n’est qu’au moment où ils sont pris dans le tourbillon soudain et rapide de la mort qu’ils prennent conscience des dangers muets, subtils, toujours présents de la vie. Et si vous êtes un sage, l’effroi ne troublera pas davantage votre cœur si vous êtes assis dans une baleinière plutôt qu’au coin du feu avec votre tisonnier et non un harpon à vos côtés.
CHAPITRE LXI
Si l’apparition du calmar fut de mauvais augure, pour Starbuck, il n’en alla pas de même pour Queequeg.
– Quand vous voir lui camar, dit le sauvage en aiguisant son harpon sur le plat-bord de sa pirogue suspendue, vous bientôt voir lui perm-baleine.
Le jour suivant fut d’un calme écrasant. Rien ne sollicitant l’intérêt de l’équipage du
Mon tour était venu d’être en vigie au mât de misaine et, les épaules appuyées contre les haubans relâchés du cacatois, je me balançais dans cet air enchanté. Aucun effort de volonté ne permettait d’y échapper et je perdis tout à fait conscience dans cette atmosphère de rêve, si bien que mon âme sortit de mon corps, sans qu’il ne cesse d’osciller comme le fait un pendule longtemps après que l’impulsion se soit immobilisée.
J’avais remarqué, avant d’être submergé par l’oubli total, que les hommes en vigie au grand mât et au mât d’artimon étaient déjà assoupis. De sorte que la mâture berçait trois êtres sans vie, chacun de leurs mouvements approuvés par un hochement de tête du timonier qui sommeillait à la barre. Les vagues, elles aussi, penchaient leurs crêtes engourdies et, à travers la vaste hypnose de la mer, l’est dodelinait vers l’ouest, et le soleil dormait dans l’espace.