Quoi qu’il en soit, il est certain que les fantômes eurent tôt fait de s’intégrer à l’équipage; toutefois, comme s’il n’en faisait pas partie, Fedallah l’enturbanné demeura jusqu’au bout enveloppé de mystère. D’où venait-il dans un monde policé comme celui-ci, quel était le lien impénétrable qui l’unissait à la destinée d’Achab au point d’exercer sur lui un secret ascendant? Dieu seul le sait, mais il semblait même qu’il eût sur lui de l’autorité, et quand bien même personne ne savait rien à ce sujet, on ne pouvait rester indifférent devant Fedallah. C’était un personnage que les habitants civilisés, domestiqués de la zone tempérée ne voient qu’en rêve et encore confusément, mais dont on voit les pareils se glisser dans les immuables communautés asiatiques, en particulier dans les îles orientales à l’est de ce continent, terres isolées, inviolées, immémoriales qui, maintenant encore, conservent intact le mystère primitif de l’homme à l’origine des temps, de ceux où le souvenir du premier homme était encore vivant et où ses descendants se regardaient les uns les autres comme des revenants, et demandaient à la lune et au soleil la raison pour laquelle ils avaient été créés et à quelle fin; bien que, à en croire la Genèse, les anges aient eu des rapports avec les filles des hommes, et que, selon des rabbins non canoniques, les démons se soient également livrés à de terrestres amours.
CHAPITRE LI
Des jours, des semaines passèrent. Sous voilure réduite, le
Ce fut tandis que nous glissions dans ces dernières eaux par une sereine nuit de lune, tandis que les vagues s’enroulaient en volutes d’argent et que leur doux bouillonnement diffus transformait la solitude en silence argentin, ce fut par une telle nuit silencieuse que bien au-delà de la blanche écume de l’étrave nous vîmes un souffle argenté. La lumière de la lune le faisait paraître céleste; on eût dit, sortant des flots, quelque dieu étincelant, paré de plumes. Fedallah fut le premier à l’apercevoir car c’était son habitude, par ces nuits lunaires, de monter au grand mât, et d’y guetter d’un œil aussi sûr que s’il eût fait grand jour. Pourtant, bien que des gammes de baleines soient parfois aperçues de nuit, il ne se trouvait pas un baleinier sur cent pour s’aventurer à mettre alors à la mer. Vous imaginez, dès lors, avec quelle émotion les matelots voyaient ce vieil oriental perché si haut, à des heures aussi indues, le ciel mariant son turban à la lune. Mais lorsqu’il eut passé plusieurs nuits de suite, pendant un même laps de temps, dans la mâture, sans proférer le moindre son, lorsque après tant de silence sa voix surnaturelle retentit signalant ce souffle argenté de lune, alors chaque homme bondit sur ses pieds comme si un esprit ailé avait illuminé le gréement et appelé cet équipage de mortels. «La voilà qui souffle!» Leur frisson n’aurait pas été plus grand si la trompette du Jugement avait retenti, pourtant ils n’éprouvèrent aucune terreur, et au contraire un certain plaisir car, bien que l’heure fût malvenue, le cri était si solennel, si délirant, si émouvant, que chaque âme à bord eut le désir instinctif de mettre les pirogues à la mer.
Traversant le pont à enjambées rapides et obliques, Achab donna l’ordre de déployer les perroquets et les cacatois, ainsi que toutes les bonnettes. L’homme le plus qualifié dut prendre la barre, les trois postes de vigie furent parées, et le navire, sous toute sa voile, courut vent arrière. La brise gonflant tant de voiles donnait l’impression étrange de soulever le navire et de laisser l’air circuler librement sous un pont qui aurait flotté et pourtant, tandis qu’il courait ainsi, il semblait la proie de deux influences contraires, l’une tendant à l’emporter droit au ciel, l’autre à le faire embarder horizontalement. Et si vous aviez pu observer le visage d’Achab, cette nuit-là, vous auriez pensé que deux antagonistes se livraient combat en lui. Tandis que sa jambe vivante éveillait sur le pont des échos de la vie, chaque coup de sa jambe morte clouait un cercueil. C’est sur la vie et sur la mort que marchait ce vieil homme. Mais bien que le navire eût filé à vive allure, bien que les regards avides eussent lancé toutes leurs flèches sur la mer, le souffle d’argent ne devait pas être revu cette nuit-là. Chaque matelot affirma l’avoir aperçu une fois, mais une seule.