Vers lui, c’était la piscine d’hiver. Il la dépassa et par la face latérale, pénétra dans cet organisme pétrifié, en traversant un double jeu battant de portes vitrées à barres de cuivre. Il tendit sa carte d’abonnement, qui fit un clin d’œil au contrôleur à l’aide de deux trous déjà perforés. Le contrôleur répondit par un sourire complice, n’en ouvrit pas moins une troisième brèche dans le bristol orange, et la carte fut aveugle. Colin la remit sans scrupule dans son portecuir en feuilles de Russie et prit, à gauche, le couloir tapis-de-caoutchouté qui desservait les rangées de cabines. Il n’y avait plus de places au rez-de-chaussée. Il monta donc l’escalier de béton, croisant des êtres grands, car montés sur lames métalliques verticales, qui s’efforçaient à des cabrioles d’allure naturelle, malgré l’empêchement évident. Un homme à chandail blanc lui ouvrit une cabine, encaissa le pourboire qui lui servirait pour manger car il avait l’air d’un menteur, et l’abandonna dans cet in-pace après avoir, d’une craie négligente, tracé les initiales du client sur un rectangle noirci disposé, à cet effet, à l’intérieur de la cabine. Colin remarqua que l’homme n’avait pas une tête d’homme, mais de pigeon, et ne comprit pas pourquoi on l’avait affecté au service de la patinoire plutôt qu’à celui de la piscine.
Il montait de la piste une rumeur ovale, que la musique des haut-parleurs, disséminés tout autour, rendait complexe. Le piétinement des patineurs n’atteignait pas encore le niveau sonore des moments d’affluence où il présente une analogie avec le bruit des pas d’un régiment dans de la boue giclant sur du pavé. Colin cherchait des yeux Alise et Chick, mais ils ne paraissaient pas sur la glace. Nicolas devait le rejoindre un peu plus tard; il avait encore affaire à la cuisine pour préparer le repas de midi.
Colin défit les lacets de ses chaussures et s’aperçut que les semelles étaient parties. Il tira de sa poche un rouleau de taffetas gommé, mais il n’en restait p as assez. Il disposa alors les chaussures dans une petite mare qui s’était formée sous la banquette de ciment et les arrosa d’engrais concentré afin que le cuir repousse. Il enfila une paire de chaussettes de laine à larges bandes jaunes et violettes alternées, et mit ses souliers de patinage. La lame de ses patins se divisait en deux vers l’avant, pour lui permettre des changements de direction plus aisés.
Il sortit, redescendit un étage. Ses pieds se tordaient un peu sur les tapis de caoutchouc perforé qui garnissaient les couloirs bétonnés. Au moment de se hasarder sur la piste, il dut remonter en toute hâte les deux marches de bois pour éviter de choir: une patineuse, à la fin d’un magnifique grand-aigle, venait de laisser tomber un gros œuf qui se brisa contre les pieds de Colin.
Pendant qu’un des varlets-nettoyeurs venait en ramasser les fragments épars, Colin aperçut Chick et Alise qui aboutissaient à la piste de l’autre côté. Il leur fit un signe qu’ils ne virent pas et s’élança à leur rencontre, mais sans tenir compte du mouvement giratoire. Il en résulta la formation rapide d’un considérable amas de protestants, auxquels vinrent s’agglomérer, de seconde en seconde, des humains qui battaient l’air désespérément de leurs bras, de leurs jambes, de leurs épaules et de leurs corps entiers avant de s’effondrer sur les premiers chus. Le soleil ayant fait fondre la surface, ça clapotait en dessous du tas.
En peu de temps, les neuf dixièmes des patineurs étaient rassemblés là et Chick et Alise disposaient de la piste pour eux seuls, ou à peu près. Ils s’approchèrent de la masse grouillante et Chick, reconnaissant Colin à ses patins bifides, l’extirpa de l’ensemble en le saisissant par les chevilles. Ils se serrèrent la main. Chick présenta Alise et Colin se mit à la gauche de celle-ci dont Chick occupait déjà le flanc dextre.
Ils se rangèrent en arrivant à l’extrémité droite de la piste pour laisser place aux varlets-nettoyeurs, qui, désespérant de retrouver, dans la montagne de victimes, autre chose que des lambeaux sans intérêt d’individualités dissociées, s’étaient munis de leurs raclettes pour éliminer le total des allongés, et fonçaient vers le trou à raclures en chantant l’hymne de Molitor, composé en 1709 par Vaillant-Couturier et qui commence ainsi:
Le tout, ponctué de coups de klaxon destinés à entretenir, au fond des âmes les mieux trempées, un frisson d’incoercible terreur.
Les patineurs encore debout, applaudirent à cette initiative, et la trappe se referma sur l’ensemble. Chick, Alise et Colin firent une courte prière et reprirent leur agitation.