Je devais laisser les médecins faire leur boulot. Qu’allais-je gagner à voir mon ami percé de sondes et de perfusions ?
Je saluai d’un geste le légiste et descendis l’escalier. Mon mal de crâne reculait. Sans même y penser, je pris la direction du centre médico-carcéral, là où l’on place les suspects blessés et les drogués en manque, puis m’arrêtai, redoutant soudain de croiser un flic de ma connaissance. Pas question d’entendre des condoléances larmoyantes ou des paroles de compassion.
Je m’orientai vers le hall d’entrée principal. Sur le seuil, j’attrapai mon paquet de Camel sans filtre et allumai une clope, avec mon gros Zippo. J’inhalai la première bouffée à pleine gorge.
Mes yeux tombèrent sur l’avertissement placardé sur le paquet : FUMER PEUT ENTRAÎNER UNE MORT LENTE ET DOULOUREUSE. Je tirai quelques taffes, adossé à la grille, puis me dirigeai à gauche, vers le cœur de mon existence : le 36, quai des Orfèvres.
Soudain, je me ravisai et tournai à droite, vers l’autre pivot de ma vie.
La cathédrale Notre-Dame.
2
Dès le porche, les avertissements commençaient : ATTENTION AUX PICKPOCKETS, PAR MESURE DE SÉCURITÉ, LES BAGAGES SONT INTERDITS, PRIÈRE SILENCE… Pourtant, malgré la foule, malgré le manque d’intimité, je ressentais toujours la même émotion quand je franchissais le seuil de Notre-Dame.
Je jouai des coudes et atteignis le bénitier de marbre. J’effleurai l’eau de mes doigts et me signai, m’inclinant face à la Vierge. Je sentis la crosse de mon USP 9 mm Para cogner ma hanche. Longtemps, mon arme de service m’avait posé un problème. Pouvait-on pénétrer dans une église ainsi équipé ? Je l’avais d’abord cachée sous le siège de ma bagnole, puis je m’étais lassé d’effectuer chaque fois le détour par le parking du 36. J’avais songé à trouver une planque parmi les bas-reliefs de la cathédrale mais j’avais abandonné l’idée : trop dangereux. Finalement, j’avais assumé l’outrage. Les Croisés déposaient-ils leur épée quand ils pénétraient dans le Temple ?
Je remontai l’allée de droite, longeai des clairières de cierges, dépassai les confessionnaux surmontés de petits drapeaux indiquant les langues parlées par les prêtres officiants. À chaque pas, mon calme gagnait plusieurs degrés — l’ombre de l’église m’était bienfaisante. Une masse contradictoire : cargo de pierre glissant dans des flots d’obscurité, mais distillant une légèreté acre et piquante, celle des effluves d’encens, des odeurs de cire, de la fraîcheur du marbre.
Je croisai les chapelles Saint-François-Xavier et Sainte-Geneviève, alcôves fermées au public, tapissées de grands tableaux sombres, les statues de Jeanne d’Arc et de sainte Thérèse, évitai la file d’attente devant la salle du Trésor et parvins, au fond du chœur, dans « ma » chapelle — le lieu de recueillement où je venais prier chaque soir.
Notre-Dame des Sept-Douleurs. Quelques bancs à peine éclairés, un autel surplombé par des faux cierges et des objets liturgiques. Je me glissai sur la droite, entre les agenouilloirs, à l’abri des regards. Je fermai les yeux quand une voix retentit en moi :
— Regarde-les roupiller.
Luc se tenait à mes côtés — Luc âgé de quatorze ans, maigre et rouquin. Je n’étais plus à Notre-Dame mais dans la chapelle du collège de Saint-Michel-de-Sèze, entouré par les élèves de 3e. Luc reprit de sa voix cinglante :
— Quand je s’rai prêtre, tous mes fidèles s’ront debout. Comme dans un concert rock !
L’audace de l’adolescent me sidérait. À cette époque, je vivais ma foi comme une tare inavouable, parmi les autres gamins qui considéraient l’enseignement religieux comme la pire des matières. Et voilà que ce gosse affirmait vouloir devenir prêtre — un prêtre rock’n’roll !
— J’m’appelle Luc, dit-il. Luc Soubeyras. On m’a dit que tu cachais une bible sous ton oreiller et qu’on n’avait jamais vu un con pareil. Alors, j’voulais te dire : un con de ce genre-là, y’en a un autre ici — moi. (Il joignit ses mains.) «
Puis il tendit la paume vers le plafond du chœur, afin que je tope.
Le claquement de nos mains me ramena à la réalité. Je cillai et me retrouvai dans ma planque de Notre-Dame. La pierre froide, l’osier des prie-Dieu, les dossiers de bois… Je plongeai à nouveau dans le passé.