Je plongeai mon regard entre les lamelles. Luc était nu, assis par terre, enveloppé dans une couverture blanche et épaisse qui rappelait un kimono de judo. Dans la cellule, il n’y avait rien. Pas de mobilier. Pas de fenêtre. Pas de poignée de porte. Les murs, les plafonds, le sol étaient blancs, et n’offraient aucune prise.
— Pour l’instant, il est calme, commenta Zucca. Il est sous Haldol, un antipsychotique qui lui permet, a priori, de séparer la réalité de son délire. Nous lui avons injecté aussi un sédatif. Les chiffres ne vous diraient rien, mais nous en sommes arrivés à des doses impressionnantes. Je ne comprends pas. Une telle dégradation, en si peu de temps…
J’observai mon meilleur ami à travers la vitre. Il était prostré sous sa couverture, immobile. Sa peau glabre, son crâne rasé, son visage absent, dans cet espace absolument vide. On aurait dit une performance d’art contemporain. Une œuvre nihiliste.
— Il pourra me comprendre ?
— Je pense, oui. Il n’a pas desserré les dents depuis ce matin. Je vais vous ouvrir.
Nous sortîmes de la salle. Alors qu’il glissait la clé dans la porte, je demandai :
— Il est vraiment dangereux ?
— Plus maintenant. De toute façon, votre présence va l’apaiser.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas contacté plus tôt ?
— On vous a laissé un message à votre bureau, cette nuit. Je n’avais pas votre portable. Et Luc ne parvenait pas à s’en souvenir.
Il saisit la poignée et se tourna vers moi :
— Vous vous rappelez notre conversation d’hier ? Sur ce qu’a vu Luc au fond de son inconscience ?
— Je ne suis pas près de l’oublier. Vous avez parlé de l’enfer.
— Ces images le hantent aujourd’hui. Le vieillard. Les murs de visages. Les gémissements du couloir. Luc est terrifié. La force dont il a fait preuve cette nuit s’explique par cette terreur. Littéralement, elle le dépasse.
— C’était donc une crise de panique ?
— Pas seulement. Il est agressif, cruel, ordurier. Je ne vous fais pas un dessin.
— Vous voulez dire qu’il ressemble à un… possédé ?
— À une autre époque, il était bon pour le bûcher.
— Vous pensez que son état va empirer ?
— On parle déjà de l’interner à Henri-Colin. Notre unité pour malades difficiles. Mais pour moi, il est trop tôt. Tout peut encore s’arranger.
Je pénétrai dans la chambre alors que la porte se refermait. Chaque détail me frappa comme une gifle. La blancheur de la lumière, intégrée au plafond. Le seau rouge, posé dans un coin, pour les besoins naturels. Le matelas sur lequel Luc était assis, qui ressemblait à un tapis de gymnase.
— Ça va ? demandai-je d’un ton décontracté.
— Au poil.
Il partit d’un bref ricanement, puis s’enfouit sous la couverture, comme s’il avait froid. En réalité, la chaleur était suffocante. Je desserrai ma cravate :
— Tu voulais me voir ?
Luc eut un spasme, tête baissée. Sa jambe apparut entre deux plis de toile. Il la gratta avec violence. Je répétai, posant un genou au sol :
— Pourquoi voulais-tu me voir ? Je peux t’aider ?
Il leva les yeux. Sous ses sourcils roux, ses pupilles avaient un éclat jaunâtre, fiévreux.
— Je veux que tu me rendes un service.
— Dis-moi.
— Tu te souviens de la parabole de l’arrestation du Christ ?
Il se mit à déclamer, les yeux au plafond :
— Je ne comprends pas.
— C’est l’heure des ténèbres, Mat. Le mal a triomphé. Il n’y aura pas de retour en arrière.
— De quoi tu parles ?
— De moi.
Il frissonna. Le froid semblait l’avoir gagné, contaminé jusqu’aux os. Un matériau constituant de son être.
— Je me suis sacrifié, Mat. Je suis mort à moi-même, comme quand j’ai pris les armes, à Vukovar, mais cette fois, il n’y aura pas de rachat, pas de résurrection. Satan est le grand vainqueur. Il est en train de m’envahir. Je perds tout contrôle.
Je tentai de sourire mais rien ne vint. Luc était un martyr absolu. Il avait non seulement sacrifié sa vie, mais aussi son âme. Il ne connaîtrait pas de salut au ciel, puisque son martyre consistait justement à avoir renoncé à ce salut.
Un rire déchiqueta sa bouche :
— Au fond, je me sens libéré. Je ne ressens plus cette éternelle contrainte du bien. J’ai lâché la barre et je me sens dériver…
— Tu ne dois pas te laisser aller.
— Tu n’as rien compris, Mat. Je suis un Sans-Lumière. Tout ce que je peux faire, c’est témoigner. (Il posa son index sur sa tempe.) Décrire ce qui se passe ici, dans ma tête.
Il s’arrêta une seconde, voûté, attentif, comme s’il considérait l’intérieur de son esprit au microscope :