Au bout d’une demi-heure, M. d’Avrigny revint avec son confrère; on avait fermé les portes de la rue, et comme le concierge avait disparu avec les autres serviteurs, ce fut Villefort lui-même qui alla ouvrir.
Mais il s’arrêta sur le palier; il n’avait plus le courage d’entrer dans la chambre mortuaire.
Les deux docteurs pénétrèrent donc seuls jusqu’à la chambre de Valentine.
Noirtier était près du lit, pâle comme la morte, immobile et muet comme elle.
Le médecin des morts s’approcha avec l’indifférence de l’homme qui passe la moitié de sa vie avec les cadavres, souleva le drap qui recouvrait la jeune fille, et entrouvrit seulement les lèvres.
«Oh! dit d’Avrigny en soupirant, pauvre jeune fille, elle est bien morte, allez.
– Oui», répondit laconiquement le médecin en laissant retomber le drap qui recouvrait le visage de Valentine.
Noirtier fit entendre un sourd râlement.
D’Avrigny se retourna, les yeux du vieillard étincelaient. Le bon docteur comprit que Noirtier réclamait la vue de son enfant, il le rapprocha du lit, et tandis que le médecin des morts trempait dans de l’eau chlorurée les doigts qui avaient touché les lèvres de la trépassée, il découvrit ce calme et pâle visage qui semblait celui d’un ange endormi.
Une larme qui reparut au coin de l’œil de Noirtier fut le remerciement que reçut le bon docteur.
Le médecin des morts dressa son procès-verbal sur le coin d’une table, dans la chambre même de Valentine, et, cette formalité suprême accomplie, sortit reconduit par le docteur.
Villefort les entendit descendre et reparut à la porte de son cabinet.
En quelques mots il remercia le médecin, et, se retournant vers d’Avrigny:
«Et maintenant! dit-il, le prêtre?
– Avez-vous un ecclésiastique que vous désirez plus particulièrement charger de prier près de Valentine? demanda d’Avrigny.
– Non, dit Villefort, allez chez le plus proche.
– Le plus proche, fit le médecin est un bon abbé italien qui est venu demeurer dans la maison voisine de la vôtre. Voulez-vous que je le prévienne en passant?
– D’Avrigny, dit Villefort, veuillez, je vous prie, accompagner monsieur.
«Voici la clef pour que vous puissiez entrer et sortir à volonté.
«Vous ramènerez le prêtre, et vous vous chargerez de l’installer dans la chambre de ma pauvre enfant.
– Désirez-vous lui parler, mon ami?
– Je désire être seul. Vous m’excuserez, n’est-ce pas? Un prêtre doit comprendre toutes les douleurs, même la douleur paternelle.»
Et M. de Villefort, donnant un passe-partout à d’Avrigny, salua une dernière fois le docteur étranger et rentra dans son cabinet, où il se mit à travailler.
Pour certaines organisations, le travail est le remède à toutes les douleurs.
Au moment où ils descendaient dans la rue, ils aperçurent un homme vêtu d’une soutane, qui se tenait sur le seuil de la porte voisine.
«Voici celui dont je vous parlais», dit le médecin des morts à d’Avrigny.
D’Avrigny aborda l’ecclésiastique.
«Monsieur, lui dit-il, seriez-vous disposé à rendre un grand service à un malheureux père qui vient de perdre sa fille, à M. le procureur du roi Villefort?
– Ah! monsieur, répondit le prêtre avec un accent italien des plus prononcés, oui, je sais, la mort est dans sa maison.
– Alors, je n’ai point à vous apprendre quel genre de service il ose attendre de vous.
– J’allais aller m’offrir, monsieur, dit le prêtre; c’est notre mission d’aller au-devant de nos devoirs.
– C’est une jeune fille.
– Oui, je sais cela, je l’ai appris des domestiques que j’ai vus fuyant la maison. J’ai su qu’elle s’appelait Valentine; et j’ai déjà prié pour elle.
– Merci, merci, monsieur, dit d’Avrigny, et puisque vous avez déjà commencé d’exercer votre saint ministère, daignez le continuer. Venez vous asseoir près de la morte, et toute une famille plongée dans le deuil vous sera bien reconnaissante.
– J’y vais, monsieur, répondit l’abbé, et j’ose dire que jamais prières ne seront plus ardentes que les miennes.»
D’Avrigny prit l’abbé par la main, et sans rencontrer Villefort, enfermé dans son cabinet, il le conduisit jusqu’à la chambre de Valentine, dont les ensevelisseurs devaient s’emparer seulement la nuit suivante.
En entrant dans la chambre, le regard de Noirtier avait rencontré celui de l’abbé, et sans doute il crut y lire quelque chose de particulier, car il ne le quitta plus.
D’Avrigny recommanda au prêtre non seulement la morte, mais le vivant, et le prêtre promit à d’Avrigny de donner ses prières à Valentine et ses soins à Noirtier.
L’abbé s’y engagea solennellement, et, sans doute pour n’être pas dérangé dans ses prières, et pour que Noirtier ne fût pas dérangé dans sa douleur, il alla, dès que M. d’Avrigny eut quitté la chambre, fermer non seulement les verrous de la porte par laquelle le docteur venait de sortir, mais encore les verrous de celle qui conduisait chez Mme de Villefort.
CIV. La signature Danglars
Le jour du lendemain se leva triste et nuageux.