La vue et l’ouïe étaient les deux seuls sens qui animassent encore, comme deux étincelles, cette matière humaine déjà aux trois quarts façonnée pour la tombe; encore, de ces deux sens, un seul pouvait-il révéler au-dehors la vie intérieure qui animait la statue; et le regard qui dénonçait cette vie intérieure était semblable à une de ces lumières lointaines qui, durant la nuit, apprennent au voyageur perdu dans un désert qu’il y a encore un être existant qui veille dans ce silence et cette obscurité.
Aussi, dans cet œil noir du vieux Noirtier, surmonté d’un sourcil noir, tandis que toute la chevelure, qu’il portait longue et pendante sur les épaules, était blanche; dans cet œil, comme cela arrive pour tout organe de l’homme exercé aux dépens des autres organes, s’étaient concentrées toute l’activité, toute l’adresse, toute la force, toute l’intelligence, répandues autrefois dans ce corps et dans cet esprit. Certes, le geste du bras, le son de la voix, l’attitude du corps manquaient, mais cet œil puissant suppléait à tout: il commandait avec les yeux; il remerciait avec les yeux; c’était un cadavre avec des yeux vivants, et rien n’était plus effrayant parfois que ce visage de marbre au haut duquel s’allumait une colère ou luisait une joie. Trois personnes seulement savaient comprendre ce langage du pauvre paralytique: c’était Villefort, Valentine et le vieux domestique dont nous avons déjà parlé. Mais comme Villefort ne voyait que rarement son père, et, pour ainsi dire, quand il ne pouvait faire autrement; comme, lorsqu’il le voyait, il ne cherchait pas à lui plaire en le comprenant, tout le bonheur du vieillard reposait en sa petite-fille, et Valentine était parvenue, à force de dévouement, d’amour et de patience, à comprendre du regard toutes les pensées de Noirtier. À ce langage muet ou inintelligible pour tout autre, elle répondait avec toute sa voix, toute sa physionomie, toute son âme, de sorte qu’il s’établissait des dialogues animés entre cette jeune fille et cette prétendue argile, à peu près redevenue poussière, et qui cependant était encore un homme d’un savoir immense, d’une pénétration inouïe et d’une volonté aussi puissante que peut l’être l’âme enfermée dans une matière par laquelle elle a perdu le pouvoir de se faire obéir.
Valentine avait donc résolu cet étrange problème de comprendre la pensée du vieillard pour lui faire comprendre sa pensée à elle; et, grâce à cette étude, il était bien rare que, pour les choses ordinaires de la vie, elle ne tombât point avec précision sur le désir de cette âme vivante, ou sur le besoin de ce cadavre à moitié insensible.
Quant au domestique, comme depuis vingt-cinq ans, ainsi que nous l’avons dit, il servait son maître, il connaissait si bien toutes ses habitudes, qu’il était rare que Noirtier eût besoin de lui demander quelque chose.
Villefort n’avait en conséquence besoin du secours ni de l’un ni de l’autre pour entamer avec son père l’étrange conversation qu’il venait provoquer. Lui-même, nous l’avons dit, connaissait parfaitement le vocabulaire du vieillard, et s’il ne s’en servait point plus souvent, c’était par ennui et par indifférence. Il laissa donc Valentine descendre au jardin, il éloigna donc Barrois, et après avoir pris sa place à la droite de son père, tandis que Mme de Villefort s’asseyait à sa gauche:
«Monsieur, dit-il, ne vous étonnez pas que Valentine ne soit pas montée avec nous et que j’aie éloigné Barrois, car la conférence que nous allons avoir ensemble est de celles qui ne peuvent avoir lieu devant une jeune fille ou un domestique; Mme de Villefort et moi avons une communication à vous faire.»
Le visage de Noirtier resta impassible pendant ce préambule, tandis qu’au contraire l’œil de Villefort semblait vouloir plonger jusqu’au plus profond du cœur du vieillard.
«Cette communication, continua le procureur du roi avec son ton glacé et qui semblait ne jamais admettre la contestation, nous sommes sûrs, Mme de Villefort et moi, qu’elle vous agréera.»
L’œil du vieillard continua de demeurer atone; il écoutait: voilà tout.
«Monsieur, reprit Villefort, nous marions Valentine.»
Une figure de cire ne fût pas restée plus froide à cette nouvelle que ne resta la figure du vieillard.
«Le mariage aura lieu avant trois mois», reprit Villefort.
L’œil du vieillard continua d’être inanimé.
Mme de Villefort prit la parole à son tour, et se hâta d’ajouter:
«Nous avons pensé que cette nouvelle aurait de l’intérêt pour vous, monsieur; d’ailleurs Valentine a toujours semblé attirer votre affection; il nous reste donc à vous dire seulement le nom du jeune homme qui lui est destiné. C’est un des plus honorables partis auxquels Valentine puisse prétendre; il y a de la fortune, un beau nom et des garanties parfaites de bonheur dans la conduite et les goûts de celui que nous lui destinons, et dont le nom ne doit pas vous être inconnu. Il s’agit de M. Franz de Quenelle, baron d’Épinay.»