L’intendant n’eût pas été fâché, tandis qu’il y était, de faire subir quelques transformations au jardin; mais le comte avait positivement défendu qu’on y touchât en rien. Bertuccio s’en dédommagea en encombrant de fleurs les antichambres, les escaliers et les cheminées.
Ce qui annonçait l’extrême habileté de l’intendant et la profonde science du maître, l’un pour servir, l’autre pour se faire servir, c’est que cette maison, déserte depuis vingt années, si sombre et si triste encore la veille, tout imprégnée qu’elle était de cette fade odeur qu’on pourrait appeler l’odeur du temps, avait pris en un jour, avec l’aspect de la vie, les parfums que préférait le maître, et jusqu’au degré de son jour favori; c’est que le comte, en arrivant, avait là, sous sa main, ses livres et ses armes; sous ses yeux ses tableaux préférés; dans les antichambres les chiens dont il aimait les caresses, les oiseaux dont il aimait le chant; c’est que toute cette maison, réveillée de son long sommeil, comme le palais de la Belle au bois dormant, vivait, chantait, s’épanouissait, pareille à ces maisons que nous avons depuis longtemps chéries, et dans lesquelles, lorsque par malheur nous les quittons, nous laissons involontairement une partie de notre âme.
Des domestiques allaient et venaient joyeux dans cette belle cour: les uns possesseurs des cuisines, et glissant comme s’ils eussent toujours habité cette maison dans des escaliers restaurés de la veille, les autres peuplant les remises, où les équipages, numérotés et casés, semblaient installés depuis cinquante ans; et les écuries, où les chevaux au râtelier répondaient en hennissant aux palefreniers, qui leur parlaient avec infiniment plus de respect que beaucoup de domestiques ne parlent à leurs maîtres.
La bibliothèque était disposée sur deux corps, aux deux côtés de la muraille, et contenait deux mille volumes à peu près; tout un compartiment était destiné aux romans modernes, et celui qui avait paru la veille était déjà rangé à sa place, se pavanant dans sa reliure rouge et or.
De l’autre côté de la maison, faisant pendant à la bibliothèque, il y avait la serre, garnie de plantes rares et s’épanouissant dans de larges potiches japonaises, et au milieu de la serre, merveille à la fois des yeux et de l’odorat, un billard que l’on eût dit abandonné depuis une heure au plus par les joueurs, qui avaient laissé mourir les billes sur le tapis.
Une seule chambre avait été respectée par le magnifique Bertuccio. Devant cette chambre, située à l’angle gauche du premier étage, à laquelle on pouvait monter par le grand escalier, et dont on pouvait sortir par l’escalier dérobé, les domestiques passaient avec curiosité et Bertuccio avec terreur.
À cinq heures précises, le comte arriva, suivi d’Ali, devant la maison d’Auteuil. Bertuccio attendait cette arrivée avec une impatience mêlée d’inquiétude; il espérait quelques compliments, tout en redoutant un froncement de sourcils.
Monte-Cristo descendit dans la cour, parcourut toute la maison et fit le tour du jardin, silencieux et sans donner le moindre signe d’approbation ni de mécontentement.
Seulement, en entrant dans sa chambre à coucher, située du côté opposé à la chambre fermée, il étendit la main vers le tiroir d’un petit meuble en bois de rose, qu’il avait déjà distingué à son premier voyage.
«Cela ne peut servir qu’à mettre des gants, dit-il.
– En effet, Excellence, répondit Bertuccio ravi, ouvrez, et vous y trouverez des gants.»
Dans les autres meubles, le comte trouva encore ce qu’il comptait y trouver, flacons, cigares, bijoux.
«Bien!» dit-il encore.
Et M. Bertuccio se retira l’âme ravie, tant était grande, puissante et réelle l’influence de cet homme sur tout ce qui l’entourait.
À six heures précises, on entendit piétiner un cheval devant la porte d’entrée. C’était notre capitaine des spahis qui arrivait sur
Monte-Cristo l’attendait sur le perron, le sourire aux lèvres.
«Me voilà le premier, j’en suis bien sûr! lui cria Morrel: je l’ai fait exprès pour vous avoir un instant à moi seul avant tout le monde. Julie et Emmanuel vous disent des millions de choses. Ah! mais, savez-vous que c’est magnifique ici! Dites-moi, comte, est-ce que vos gens auront bien soin de mon cheval?
– Soyez tranquille, mon cher Maximilien, ils s’y connaissent.
– C’est qu’il a besoin d’être bouchonné. Si vous saviez de quel train il a été! Une véritable trombe!
– Peste, je le crois bien, un cheval de cinq mille francs! dit Monte-Cristo du ton qu’un père mettrait à parler à son fils.
– Vous les regrettez? dit Morrel avec son franc sourire.
– Moi! Dieu m’en préserve! répondit le comte. Non. Je regretterais seulement que le cheval ne fût pas bon.