«Une fois monté dans la voiture, le président rappela au général la promesse faite par lui de se laisser bander les yeux. Le général ne mit aucune opposition à cette formalité: un foulard, préparé à cet effet dans la voiture, fit l’affaire.
«Pendant la route, le président crut s’apercevoir que le général cherchait à regarder sous son bandeau: il lui rappela son serment.
«- Ah! c’est vrai», dit le général.
«La voiture s’arrêta devant une allée de la rue Saint-Jacques. Le général descendit en s’appuyant au bras du président, dont il ignorait la dignité, et qu’il prenait pour un simple membre du club, on traversa l’allée, on monta un étage, et l’on entra dans la chambre des délibérations.
«La séance était commencée. Les membres du club prévenus de l’espèce de présentation qui devait avoir lieu ce soir-là, se trouvaient au grand complet. Arrivé au milieu de la salle, le général fut invité à ôter son bandeau. Il se rendit aussitôt à l’invitation, et parut fort étonné de trouver un si grand nombre de figures de connaissance dans une société dont il n’avait pas même soupçonné l’existence jusqu’alors.
«On l’interrogea sur ses sentiments, mais il se contenta de répondre que les lettres de l’île d’Elbe avaient dû les faire connaître…»
Franz s’interrompit.
«Mon père était royaliste, dit-il; on n’avait pas besoin de l’interroger sur ses sentiments, ils étaient connus.
– Et de là, dit Villefort, venait ma liaison avec votre père, mon cher monsieur Franz; on se lie facilement quand on partage les mêmes opinions.»
«Lisez», continua de dire l’œil du vieillard.
Franz continua:
«Le président prit alors la parole pour engager le général à s’exprimer plus explicitement; mais M. de Quesnel répondit qu’il désirait avant tout savoir ce que l’on désirait de lui.
«Il fut alors donné communication au général de cette même lettre de l’île d’Elbe qui le recommandait au club comme un homme sur le concours duquel on pouvait compter. Un paragraphe tout entier exposait le retour probable de l’île d’Elbe, et promettait une nouvelle lettre et de plus amples détails à l’arrivée du
«Pendant toute cette lecture, le général, sur lequel on avait cru pouvoir compter comme sur un frère, donna au contraire des signes de mécontentement et de répugnance visibles.
«La lecture terminée, il demeura silencieux et le sourcil froncé.
«- Eh bien, demanda le président, que dites-vous de cette lettre, monsieur le général?
«- Je dis qu’il y a bien peu de temps, répondit-il, qu’on a prêté serment au roi Louis XVIII, pour le violer déjà au bénéfice de l’ex-empereur.»
«Cette fois la réponse était trop claire pour que l’on pût se tromper à ses sentiments.
«- Général, dit le président, il n’y a pas plus pour nous de roi Louis XVIII qu’il n’y a d’ex-empereur. Il n’y a que Sa Majesté l’Empereur et roi, éloigné depuis dix mois de la France, son État, par la violence et la trahison.
«- Pardon, messieurs, dit le général; il se peut qu’il n’y ait pas pour vous de roi Louis XVIII, mais il y en a un pour moi: attendu qu’il m’a fait baron et maréchal de camp, et que je n’oublierai jamais que c’est à son heureux retour en France que je dois ces deux titres.
«- Monsieur, dit le président du ton le plus sérieux et en se levant, prenez garde à ce que vous dites; vos paroles nous démontrent clairement que l’on s’est trompé sur votre compte à l’île d’Elbe et qu’on nous a trompés. La communication qui vous a été faite tient à la confiance qu’on avait en vous, et par conséquent à un sentiment qui vous honore. Maintenant nous étions dans l’erreur: un titre et un grade vous ont rallié au nouveau gouvernement que nous voulons renverser. Nous ne vous contraindrons pas à nous prêter votre concours; nous n’enrôlerons personne contre sa conscience et sa volonté; mais nous vous contraindrons à agir comme un galant homme, même au cas où vous n’y seriez point disposé.
«- Vous appelez être un galant homme connaître votre conspiration et ne pas la révéler! J’appelle cela être votre complice, moi. Vous voyez que je suis encore plus franc que vous…
«Ah! mon père, dit Franz, s’interrompant, je comprends maintenant pourquoi ils t’ont assassiné.»
Valentine ne put s’empêcher de jeter un regard sur Franz; le jeune homme était vraiment beau dans son enthousiasme filial.
Villefort se promenait de long en large derrière lui.
Noirtier suivait des yeux l’expression de chacun, et conservait son attitude digne et sévère.
Franz revint au manuscrit et continua: