Je peux vous dire que tout l'immeuble a bien réagi à la nouvelle de la mort de Madame Rosa qui allait se produire au moment opportun, quand tous ses organes allaient conjuguer leurs efforts dans ce sens. Il y avait les quatre frères Zaoum, qui étaient déménageurs et les hommes les plus forts du quartier pour les pianos et les armoires et je les regardais toujours avec admiration, parce que j'aurais aimé être quatre, moi aussi. Ils sont venus nous dire qu'on pouvait compter sur eux pour descendre et remonter Madame Rosa chaque fois qu'elle aura envie de faire quelques pas dehors. Le dimanche, qui est un jour où personne ne déménage, ils ont pris Madame Rosa, ils l'ont descendue comme un piano, ils l'ont installée dans leur voiture et on est allé sur la Marne pour lui faire respirer le bon air. Elle avait toute sa tête, ce jour-là, et elle a même commencé à faire des projets d'avenir, car elle ne voulait pas être enterrée religieusement. J'ai d'abord cru que cette Juive avait peur de Dieu et elle espérait qu'en se faisant enterrer sans religion, elle allait y échapper. Ce n'était pas ça du tout. Elle n'avait pas peur de Dieu, mais elle disait que c'était maintenant trop tard, ce qui est fait est fait et Il n'avait plus à venir lui demander pardon. Je crois que Madame Rosa, quand elle avait toute sa tête, voulait mourir pour de bon et pas du tout comme s'il y avait encore du chemin à faire après.
En revenant, les frères Zaoum lui ont fait faire un tour aux Halles, rue Saint-Denis, rue de Fourcy, rue Blondel, rue de la Truanderie et elle a été émue, surtout quand elle a vu rue de Provence le petit hôtel quand elle était jeune et qu'elle pouvait faire les escaliers quarante fois par jour. Elle nous a dit que ça lui faisait plaisir de revoir les trottoirs et les coins où elle s'était défendue, elle sentait qu'elle avait bien rempli son contrat. Elle souriait, et je voyais que ça lui avait remonté le
– Monsieur Hamil, ça va?
– Bonjour, mon petit Victor, je suis content de t'entendre.
– Bientôt, on trouvera des lunettes pour tout, Monsieur Hamil, vous pourrez voir de nouveau.
– Il faut croire en Dieu.
– Il y aura un jour des lunettes formidables comme il n'y en a jamais eu et on pourra vraiment voir, Monsieur Hamil.
– Eh bien, mon petit Victor, gloire à Dieu, car c'est Lui qui m'a permis de vivre si vieux.
– Monsieur Hamil, je ne m'appelle pas Victor. Je m'appelle Mohammed. Victor, c'est l'autre ami que vous avez.
Il parut étonné.
– Mais bien sûr, mon petit Mohammed…
Hé merde.
– Vous m'avez appelé Victor.
– Comment ai-je pu? Je te demande pardon.
– Oh, ce n'est rien, rien du tout, un nom en vaut un autre, ça ne fait rien. Comment ça va, depuis hier?
Il parut préoccupé. Je voyais qu'il faisait un gros effort pour se rappeler, mais tous ses jours étaient exactement pareils depuis qu'il ne passait plus sa vie à vendre des tapis du matin au soir, alors ça faisait du blanc sur blanc dans sa tête. Il gardait sa main droite sur un petit Livre usé où Victor Hugo avait écrit et le Livre devait être très habitué à sentir cette main qui s'appuyait sur lui, comme c'est souvent avec les aveugles quand on les aide à traverser.
– Depuis hier, tu me demandes?
– Eh bien, aujourd'hui, je suis resté toute la journée ici, mon petit Victor…
Je regardais le Livre, mais j'avais rien à dire, ça faisait des années qu'ils étaient ensemble.
– Un jour j'écrirai un vrai livre moi aussi, Monsieur Hamil. Avec tout dedans. Qu'est-ce qu'il a fait de mieux, Monsieur Victor Hugo?
Monsieur Hamil regardait très loin et souriait. Sa main bougeait sur le Livre comme pour caresser. Les doigts tremblaient.