Il fallait entendre des témoins. Dès l'ouverture de la séance, en la
Le premier avait été un fermier hagard et bégayant, encore sous le coup des terribles malheurs qui l'avaient frappé. Il n'avait rien vu, ni Français, ni jésuite, ni sauvages, car il était en voyage ce jour-là. Il n'avait retrouvé de son village et de sa maison que cendres et ruines noircies, ses vieux parents percés de flèches et scalpés, sa femme, ses enfants et ses serviteurs disparus, emmenés sans doute en captivité, là-haut, du côté des régions lointaines et inaccessibles du Saint-Laurent où les Indiens baptisés par les Français, ajoutant à l'horreur de leur paganisme idolâtre celle de se parer de croix et de chapelets papistes, les garderaient esclaves, et jamais plus on ne les reverrait.
Des larmes coulaient sur la face tannée du laboureur, ce qui paraissait agacer quelque peu les puritains représentants de Salem, car ils l'interprétaient comme un signe de refus des épreuves envoyées par la divine providence. De plus, tous ces gens venaient du Haut-Connecticut, héritiers des dissidents du Massachusetts qui, périodiquement, se déclaraient en désaccord avec les lois premières de la colonie, et s'en allaient fonder leur propre église sur les rives aux tentantes prairies du grand fleuve à l'ouest. Mais, naturellement, dès que les Indiens narragansetts ou les Waubénakis, dévalant du nord, les menaçaient, ces fous de liberté qui avaient trouvé lourde la férule des régents, se tournaient vers le Massachusetts et c'était aux habitants de Boston et de Salem d'organiser des expéditions punitives, comme il avait fallu le faire en 1637 pour les Péquots qui exterminaient les colons du Connecticut, plus récemment contre les Narragansetts.
Maintenant Richard Harper parlait, lancé comme un moulin, les yeux fixés sur Angélique dont la présence semblait lui insuffler la force d'aller jusqu'au bout.
Il fit le récit, désormais classique à force de s'être tant de fois répété, du réveil de la famille, un matin calme comme les autres, du groupe ennemi surgissant comme l'éclair, ravageant la cabane isolée, razziant quelques biens : armes, outils, vivres, et se saisissant des habitants de la maisonnée qui leur tombaient sous la main pour les entraîner en chemise, pieds nus, derrière eux.
– Il y avait quatre sauvages et deux Français, affirma-t-il.
À leur suite, les prisonniers, dont lui-même, son père, sa mère, ses six frères et sœurs, une servante, avaient marché pendant des heures comme des damnés. Les plus jeunes frères, Benjamin et Benoni, deux bébés jumeaux de quelques mois, étaient élevés « au petit pot », c'est-à-dire au biberon, leur mère n'ayant pu les allaiter.
À la première halte, dans une clairière, les Indiens leur tranchèrent la tête, « par pitié » dirent-ils « par charité », puisqu'on ne pouvait leur procurer du lait tout au long de ce dur voyage à travers la forêt et les montagnes vers le Canada. « Par charité », essayait d'expliquer dans un mauvais anglais, pour la calmer, l'un des gentilshommes français à la mère qui hurlait, folle de douleur... Mais elle ne voulait rien entendre et hurlait de plus belle. À la fin, l'un des Abénakis lui brisa le crâne avec son tomahawk, ses cris risquant d'attirer sur leurs traces les fermiers anglais de Springway qui n'allaient pas tarder à s'apercevoir du rapt.
Puis, ils reprirent leur marche, entraînant les autres enfants, le père atterré, la jeune fille terrorisée.
Lui, l'aîné, Richard, avait profité du désordre et du tohu-bohu causés par ce triple meurtre pour se jeter dans les taillis proches.
Voyant la caravane disparaître à l'autre extrémité de la clairière sans qu'on se fût avisé de son absence, il n'avait pas attendu son reste et, courant, bondissant, il avait réussi à s'éloigner de ses ravisseurs. Pendant plusieurs jours il avait marché puis avait rejoint des régions habitées. Il avouait aujourd'hui que sous l'aiguillon de la terreur, il n'avait songé qu'à fuir et le plus loin possible. Aujourd'hui, il se reprochait d'avoir ainsi abandonné, sans sépulture chrétienne et à la dent des bêtes carnassières, sa pauvre mère qu'il ne cessait de revoir dans ses songes, gisant, le crâne fracassé près des deux bébés décapités...