— Il faut l’obscurité! prononça soudain Erg Noor de sa voix nette.
Eon Tal sursauta.
— Comment aije pu l’oublier! Vous, Grim Char, vous n’avez pas été sur l’étoile de fer, tandis que moi…
— Les volets polarisateurs! dit le savant en guke de réponse.
La lumière s’éteignit. Le laboratoire n’était plus éclairé que par les feux des appareils. Quand les assistants eurent tiré les rideaux devant le pupitre, l’obscurité fut complète. Seuls, les points lumineux des indicateurs scintillaient çà et là, presque imperceptibles.
L’haleine de la planète noire effleura les visages des astronautes, ressuscitant dans leur mémoire les jours de lutte terrible et passionnante.
Dans les minutes de silence qui suivirent, on n’entendait que les mouvements précautionneux d’Eon Tal qui réglait l’écran à rayons infrarouges, muni d’un filtre polarisant.
Un faible son, un choc lourd: le couvercle du réservoir à eau était tombé à l’intérieur de la chambre en rutholucite. Un clignotement familier d’étincelles brunes: les tentacules d’un monstre noir venaient d’apparaître au bord du récipient. 11 _bondit tout à coup, remplissant d’ombre toute la chambre isolante, et se heurta au plafond diaphane. Des milliers d’étoiles brunes ruisselèrent le long du corps de la méduse qui bomba, comme soulevée par un courant d’air et s’arcbouta de ses tentacules réunies en touffe contre le fond de la chambre. Le deuxième monstre surgit à son tour, horrible fantôme aux mouvements lestes et silencieux. Mais là, derrière les parois solides de la chambre, dans l’entourage des appareils télécommandés, cette engeance de la planète ténébreuse était jugulée.
Les appareils mesuraient, photographiaient, évaluaient, traçaient des courbes sinueuses, décomposant la structure des monstres en indices physiques, chimiques et biologiques. L’esprit humain synthétisait les données pour dévoiler le mystère de ces horribles créatures et les assujettir.
La foi dans la victoire s’affermissait en Erg Noor d’heure en heure.
Eon Tal devenait de plus en plus gai, Grim Char et ses assistants s’animaient visiblement.
Enfin, le savant aborda Erg Noor.
— Vous pouvez partir… le cœur léger. Nous, nous restons jusqu’à la fin de l’expérience. Je crains d’allumer la lumière visible, car les méduses noires ne peuvent la fuir comme sur leur planète. Or, elles doivent répondre à toutes nos questions!
— Répondrontelles?
— Dans trois ou quatre jours, l’étude sera complète… pour notre niveau du savoir. Mais on peut d’ores et déjà imaginer l’action du dispositif paralysant…
— Et soigner… Niza… Eon?
— Oui!
C’est maintenant seulement qu’Erg Noor sentit le fardeau qui l’avait accablé depuis ce jour funeste… Ce jour ou cette nuit… qu’importait! Une joie délirante s’était emparée de cet homme toujours si réservé. Il réprima non sans peine le désir absurde de lancer en l’air le petit Grim Char, de le secouer et de l’étreindre. Etonné de son propre état, il finit par se calmer et reprit sa réserve habituelle.
— Votre étude sera si utile pour la lutte contre les méduses et les croix pendant la prochaine expédition!
— Bien sûr! Nous connaîtrons l’ennemi. Mais se peutil qu’on retourne vers ce monde de pesanteur et de ténèbres?
— Sans aucun doute!
Un beau jour d’automne septentrional se levait.
Erg Noor marchait sans hâte, pieds nus dans l’herbe douce. Devant lui, à l’orée du bois, la muraille verte des cèdres se mêlait à des érables dépouillés qui ressemblaient à des filets de fumée grise. Dans ce site laissé intentionnellement sauvage, un charme particulier émanait des hautes herbes broussailleuses, de leur arôme multiple et contradictoire, fort et délicieux.
Une rivière froide lui barra le chemin. Erg Noor descendit par un sentier. Les rides de l’eau claire, imprégnée de soleil, semblaient un réseau tremblant de fils d’or sur les galets bigarrés du fond. Des parcelles de mousse et d’algues nageaient à la surface, faisant courir sur le fond des points d’ombre bleue. Sur l’autre rive, le vent balançait de grandes campanules violettes. L’odeur de prairie humide et de feuilles mortes promettait à l’homme la joie du travail, car chacun gardait dans un recoin de son âme un peu du laboureur primitif.
Un loriot jaune d’or se percha sur une branche en flûtant d’une voix narquoise.