Mven Mas ignorait que la musique eût été composée spécialement pour Tchara, mais il ne craignait plus ce rythme endiablé, qu’elle suivait avec tant d’aisance. Les ondes de lumière rouge enveloppaient son corps cuivré, éclaboussaient de pourpre ses jambles nerveuses, se perdaient dans les plis sombres du velours, imprégnaient d’une clarté d’aurore la blancheur de la soie. Ses bras ramenés en arrière se figeaient lentement au-dessus de la tête. Le tourbillon des notes ascendantes s’interrompit tout à coup, sans finale; les feux rouges s’arrêtèrent, s’éteignirent. La lumière blanche inonda de nouveau la haute coupole. La danseuse fatiguée inclina la tête, et son abondante chevelure lui cacha le visage. Un bruit sourd succéda au clignotement des feux dorés: le public accordait à Tchara l’honneur suprême: il la remerciait debout, les mains jointes au-dessus de la tête. Et Tchara qui n’avait pas tremblé avant le spectacle, fut émue: elle rejeta ses cheveux tombants et se sauva en adressant un regard aux dernières galeries. Mven Mas avait compris le calme du peintre: l’artiste connaissait son modèle…
Les ordonnateurs annoncèrent l’entracte. Mven Mas s’élança à la recherche de Tchara. Véda Kong et Evda Nal sortirent dans l’escalier géant — un kilomètre de large — en smalt bleu ciel, qui descendait jusqu’à la mer. Le crépuscule du soir, diaphane et frais, les invitait à se baigner, suivant l’exemple de milliers d’autres spectateurs.
— Ce n’est pas sans raison que j’ai tout de suite remarqué Tchara Nandi, fit observer Evda Nal. C’est une admirable artiste. Nous venons de voir la danse de la vie, l’incarnation superbe de tout ce qui. constitue le fond de l’âme humaine et souvent sa dominante! Ce doit être l’Eros des anciens…
— Je vois maintenant que la beauté importe plus qu’on ne le croirait, comme l’affirme Kart San. C’est le bonheur et le sens de la vie, il l’a si bien dit, l’autre jour! Et votre définition aussi est juste! convint Véda en ôtant ses chaussures et entrant dans l’eau tiède qui léchait les marches.
— Oui, à condition que la force spirituelle naisse d’un corps sain et plein d’énergie, rectifia Evda Nal qui enleva sa robe et plongea dans les vagues limpides. Véda la rejoignit, et toutes deux nagèrent vers une grande île en caoutchouc dont la silhouette argentée brillait à mille cinq cents mètres du quai. Sa surface plane était bordée d’une rangée de conques en matière plastique nacrée, assez vastes pour abriter du soleil et du vent trois ou quatre personnes et les isoler complètement des voisins.
Les deux femmes s’étendirent sur le sol doux et oscillant d’une conque, en respirant le parfum tonifiant de la mer.
— Comme vous voilà brunie depuis que nous nous sommes vues sur la plage! dit Véda en examinant sa compagne. Vous avez donc été au bord de la mer ou vous avez pris des pilules de pigmentation?
— Ce sont les pilules, avoua Evda. Je n’ai été au soleil qu’hier et aujourd’hui. Je n’ai pas l’épiderme splendide de Tchara Nandi.
— Vous ne savez vraiment pas où est Ren Boz? poursuivit Véda.
— Je m’en doute, et cela suffit à me donner de l’inquiétude! répondit Evda Nal à voix basse.
— Vous voudriez?… Véda se tut sans avoir achevé sa pensée. Evda releva ses paupières et regarda l’autre dans les yeux.
— Ren Boz m’a l’air d’un… d’un gamin faible et naïf, répliqua Véda, hésitante. Tandis que vous, vous êtes d’un seul tenant, aussi forte d’esprit que le plus sage des hommes… On sent toujours en vous une volonté de fer…
— C’est ce que Ren Boz m’a dit. Mais votre opinion à son sujet est erronée, aussi unilatérale que Ren luimême. C’est un esprit audacieux et puissant, d’une capacité de travail extraordinaire. Même à notre époque, on trouverait difficilement sur la Terre des hommes qui le vaillent. En comparaison de ses aptitudes, ses autres qualités semblent peu développées parce qu’elles sont comme chez la moyenne des gens, sinon plus infantiles. Oui, c’est un gamin, mais c’est aussi un héros dans toute l’acception du mot… Dar Vétér non plus n’est pas exempt de gaminerie, mais cela lui vient d’un plein de force physique, contrairement à Ren Boz qui en manque.
— Et que pensez-vous de Mven? s’enquit Véda. Vous le connaissez mieux maintenant?
— Mven Mas est une belle combinaison d’esprit froid et de passion archaïque. Très intelligent, très instruit, il est cependant un adorateur des forces de la nature!
Véda Kong éclata de rire.
— Ah, si je pouvais être aussi perspicace!
— Je suis psychologue de métier, répliqua Evda en haussant les épaules. Mais permettezmoi de vous poser une question à mon tour: savezyous que Dar Véter me plaît beaucoup?
— Vous redoutez les compromis? fit Véda, empourprée. Rassurez-vous, il n’y a là ni équivoques ni réticences, tout est clair comme le jour…
Et la jeune femme continua, sous le regard scrutateur du psychiatre: