Là-haut, resplendissaient les jours calmes de l’automne méridional. Dar Véter, parti en excursion dans les montagnes, sentait vivement la solitude de ces masses rocheuses qui s’élevaient depuis des millénaires, entre mer et ciel. L’herbe sèche bruissait; le murmure du ressac s’entendait à peine. Le corps fatigué réclamait le repos, mais le cerveau captait avidement les impressions du monde qui semblait neuf après ce long et pénible travail souterrain.
L’odeur des falaises chauffées et des herbes du désert rappela à Dar Véter l’îlot de la mer lointaine qui recelait le cheval d’or. Une puissante voix intérieure lui promettait un avenir
heureux, d’autant plus heureux qu’il serait luimême meilleur et plus fort.
Qui sème la faute récolte la manie. Qui sème la manie récolte le caractère. Qui sème le caractère récolte le destin.
C’était un vieux dicton qui lui était revenu à la mémoire… Oui, la plus grande lutte de l’homme est la lutte contre l’égoïsme. Il ne faut le combattre ni par les maximes sentimentales ni par une morale aussi belle qu’inefficace, mais par la notion dialectique que l’égoïsme est non pas un produit des forces du mal, mais l’instinct de conservation de l’homme primitif, qui a joué un grand rôle dans la vie sauvage. Voilà pourquoi les individualités fortes sont souvent caractérisées par un égoïsme difficile à vaincre. Cette victoire est cependant une nécessité, peut-être la principale nécessité du monde contemporain. C’est pour cette raison qu’on consacre tant d’efforts et de temps à l’éducation et qu’on étudie avec soin l’hérédité de chaque homme. Dans le grand mélange des races et des peuples, qui a créé la grande famille de la planète, se manifestent subitement des traits issus des profondeurs de l’hérédité. Il se produit parfois de singulières aberrations, qui remontent aux temps funestes de l’Ere du Monde Désuni, où l’expérimentation imprudente de l’énergie nucléaire détériorait l’hérédité d’un grand nombre de personnes… Autrefois on n’établissait que la généalogie des conquérants qui se disaient nobles pour se mettre au-dessus des autres. Mais aujourd’hui, nous comprenons l’importance de cette étude pour la vie, le choix d’une profession, le traitement des maladies. Dar Véter luimême avait une longue généalogie, désormais inutile… L’étude des ancê«très était remplacée par l’analyse directe de la structure de l’organisme héréditaire, devenue particulièrement importante depuis que la vie humaine était prolongée. A partir de l’Ere du Travail Général, on vivait jusqu’à 170 ans, et voici que l’on comptait dépasser 300…
Un roulement de cailloux arracha Dar Véter à ses méditations. Deux personnes descendaient la pente: l’opératrice de la section d’électrofonderie, femme timide et taciturne, excellente pianiste, et un petit homme alerte, ingénieur du service externe. Tous deux rouges d’avoir marché vite, ils saluèrent Dar Véter et s’apprêtaient à continuer leur chemin, lorsqu’il les arrêta, subitement assailli par les souvenirs.
— Il y a longtemps que j’ai quelque chose à vous demander, ditil à l’opératrice. Je voudrais entendre la treizième symphonie cosmique en fa mineur bleu. Vous avez joué beaucoup de morceaux pour nous, mais pas cette œuvre.
— Celle de Zig Zor? s’informa la femme, et comme il faisait un signe affirmatif, elle se mit à rire.
— Il n’y a guère de musiciens qui puissent l’interpréter. Le piano solaire à triple clavier est trop pauvre, et il n’existe pas encore de transposition… Je doute qu’il y en ait jamais. Pourquoi ne réclameriez-vous pas l’audition de son enregistrement à la Maison de la Musique Supérieure? Notre poste est universel et bien assez puissant!
— Je ne sais pas m’y prendre, bredouilla Dar Véter, je n’ai…
— Je m’en occuperai ce soir! promit la musicienne et elle tendit la main à son compagnon pour repartir.
Le reste de la journée, Dar Véter fut obsédé par le pressentiment d’un événement capital. Mven Mas avait sans doute été dans le même état d’esprit, la première nuit de son travail à l’observatoire du Conseil. L’exdirecteur attendait avec une étrange impatience onze heures, temps fixé par la Maison de la Musique Supérieure pour la transmission de la symphonie.
L’opératrice d’électrofonderie installa Dar Véter et les autres amateurs dans le foyer de l’écran hémisphérique, face à la grille d’argent du résonateur. Elle éteignit, expliquant que la lumière empêcherait d’apprécier le coloris de cette composition qui, ne pouvant être jouée que dans une salle spécialement aménagée, se trouverait, en l’occurrence, limitée par les dimensions de l’écran.