Pouvaitil ne pas reconnaître cette voix fraîche! Tchara Nandi! Il resta immobile, oubliant de répondre, jusqu’à ce que la jeune fille eût sauté à terre et couru à lui. Ses cinq compagnons la suivirent. Mven Mas ne les avait pas plus tôt regardés que le croissant disparut derrière la forêt, le vent tomba et l’obscurité lourde de la nuit cacha les alentours. La main de Tchara se posa sur le coude de Mven Mas. Il prit le poignet fin de la jeune fille et appliqua la paume contre sa poitrine, où son cœur battait précipitamment. Elle remua à peine le bout des doigts, sur la saillie du muscle pectoral, et cette caresse discrète remplit l’Africain d’une paix ineffable.
— Tchara, voici Bet Lon, un nouvel ami…
Mven Mas se retourna et vit que le mathématicien avait disparu. Alors il cria de toutes ses forces, dans la nuit:
— Bet Lon, ne vous en allez pas!
— Je reviendrai! fit au loin la voix puissante, qui n’avait plus son ton sarcastique.
L’un des cinq, homme de taille moyenne — sans doute le chef du groupe — détacha la lanterne fixée au troussequin de la selle. Une faible lueur accompagnée d’une radiation invisible monta vers le ciel. Mven Mas en conclut qu’ils attendaient un appareil volant. Tous se trouvèrent être de jeunes garçons engagés dans un détachement sanitaire et qui avaient choisi comme travail d’Hercule la lutte contre les animaux nuisibles de l’île de l’Oubli. Tchara Nandi s’était jointe à eux pour chercher Mven Mas.
— Ne croyez pas que nous soyons si perspicaces, dit le chef, quand tous se furent assis autour du phare, et Mven Mas les eut assaillis de questions. Nous avons été renseignés par une jeune fille au nom grec…
— Onar! s’écria Mven Mas.
— Oui, Onar. Comme notre détachement s’approchait de la cité n° 5, une jeune fille accourut hors d’haleine. Elle confiirra les bruits relatifs aux tigres et nous persuada d’aller sans retard sur vos traces, de crainte que les fauves ne vous attaquent à votre retour par les montagnes. Vous voyez, nous sommes arrivés juste à temps. Un vissoptère de marchandises va atterrir tout à l’heure, et nous expédierons dans la réserve vos ennemis paralysés. Si ce sont des cannibales invétérés, on les exterminera: il n’est pas permis de détruire les animaux aussi rares sans examen préalable.
— Quel examen? L’adolescent haussa les sourcils.
— Ce n’est pas de notre ressort. On commencera sans doute par les calmer… C’est qu’on est parfois obligé de faire aussi à des gens doués d’une énergie excessive.
— Comment est-ce qu’on procède? s’enquit Mven Mas intéressé.
— Je connais le cas d’un athlète grossier qui avait oublié ses devoirs publics. On lui a injecté un abaisseur de l’activité vitale pour proportionner sa force physique à la faiblesse de sa volonté et de son esprit, et équilibrer ainsi les deux côtés de son organisme. Il a fait de grands progrès en trois ans… C’est ce qui arrivera à vos ennemis.
Un son fort et vibrant interrompit le jeune homme. Une masse sombre descendait lentement du ciel. Le terrain fut inondé de lumière. On enferma les tigres dans des containers rembourrés, prévus pour les marchandises fragiles. L’énorme aéronef, presque invisible dans la nuit, s’envola, découvrant la clairière au doux scintillement des étoiles. Comme un des garçons était parti avec les animaux, on donna son cheval à Mven Mas.
Les montures de l’Africain et de Tchara marchaient côte à côte. La route descendait dans la vallée de la rivière Galle, à l’embouchure de laquelle se trouvait une station médicale et le poste du détachement sanitaire.
— C’est la première fois que je retourne au bord de la mer, dit enfin Mven Mas. La mer me semblait jusqu’ici une muraille qui me retranchait à jamais du monde…
— L’île a été pour vous une école nouvelle, fit joyeusement Tchara sur un ton à demi interrogatif.
— Oui. J’ai beaucoup réfléchi dans ce court laps de temps. Ces pensées me hantaient de longue date…
Mven Mas confia ses appréhensions à la jeune fille. Selon lui, l’humanité, en répétant, sous une forme moins hideuse, il est vrai, les erreurs des anciens, attachait trop d’importance à l’intellect, à la technique. Il avait l’impression que sur la planète d’Epsilon du Toucan la population, aussi admirable que la nôtre, se souciait davantage du perfectionnement spirituel.
— J’ai beaucoup souffert de me sentir en désaccord avec la vie, répondit la jeune fille après un silence; je préférais nettement les choses anciennes à celles qui m’entouraient. Je rêvais à l’époque des forces et des sentiments intacts, amassés par sélection primitive au siècle d’Eros, qui avait fleuri jadis dans la zone méditerranéenne. Le Grand Monde devrait fonder une réserve de la Vie Antique, où nous puissions nous délasser en recouvrant nos facultés émotives. J’ai toujours souhaité d’éveiller chez mes spectateurs une véritable force de sentiment, mais je crois que seule Evda Nal m’a comprise jusqu’au bout…