A l’Académie des Limites du Savoir, ces recherches étaient dirigées par Ren Boz, jeune physicien-mathématicien. Son entrevue avec Mven Mas et l’amitié qui s’en était suivie étaient conditionnées par la communauté d’aspirations.
Ren Boz estime que le problème est suffisamment élaboré pour passer à l’expérience. Celle-ci, comme tout ce qui concerne les dimensions cosmiques, ne peut être effectuée au laboratoire. La grandeur de la question exige l’essai à grande échelle. Ren Boz recommande de faire l’expérience par les stations externes, en utilisant toute l’énergie terrestre, y compris la station de réserve Q de l’Antarctide…
A voir les yeux fébriles et les narines palpitantes de Mven Mas, Dar Véter eut la sensation du danger.
— Vous voulez savoir ce que j’aurais fait à votre place? demanda-t-il tranquillement.
Mven Mas répondit par l’affirmative et passa la langue sur ses lèvres sèches.
— Je me serais abstenu, martela Véter, indifférent à la grimace douloureuse qui altéra les traits de l’Africain et disparut si vite qu’elle aurait échappé à un interlocuteur moins attentif.
— J’en étais sûr! s’écria Mven Mas.
— Alors pourquoi faisiez-vous cas de mon conseil?
— J’espérais vous convaincre…
— Essayez toujours! Mais rejoignons les camarades. Je parie qu’ils préparent les appareils de plongée pour voir le cheval!
Véda chantait, accompagnée de deux voix féminines inconnues.
A la vue des nageurs, elle leur fit signe d’approcher, en repliant» les doigts d’un geste enfantin. La chanson se tut. Dar Véter reconnut dans une des femmes Evda Nal. C’était la première fois qu’il la voyait sans sa blouse blanche de médecin. Sa silhouette élancée se distinguait des autres par la blancheur de la peau: sans doute la célèbre psychiatre était-elle trop occupée pour se griller au soleil. Ses cheveux noirs comme l’aile du corbeau étaient partagés par une raie au milieu et relevés aux tempes. Les pommettes saillantes, au-dessus des joues un peu creuses, accentuaient la forme en amande des yeux scrutateurs. Ce visage rappelait vaguement un sphinx de l’Egypte ancienne, érigé dans la plus haute antiquité au bord du désert, devant les tombes pyramidales des pharaons. Le désert avait disparu depuis des siècles, des vergers bruissaient
sur les sables, et une cloche de verre protégeait le sphinx, sans dissimuler les creux de sa face rongée par le temps…
Se rappelant qu’Evda Nal descendait des Péruviens ou des Chiliens, Dar Véter la salua selon le rite antique des adorateurs du soleil sud-américains.
— Le travail avec les historiens vous profite, dit-elle. C’est Véda qu’il faut remercier…
Dar Véter se tourna en hâte vers sa grande amie, mais elle le prit par la main pour le présenter à son autre compagne.
— Voici Tchatra Nandi! Nous sommes tous ses hôtes et ceux du peintre Kart San, car ils habitent ce rivage depuis un mois déjà. Leur atelier ambulant est au bout du golfe… Dar Véter tendit la main à la jeune femme, qui le regarda de ses grands yeux bleus. II en eut le souffle coupé: quelque chose en elle lui paraissait extraordinaire. Ce n’était pas seulement la beauté. Elle se tenait entre Véda Kong et Evda Nal, très belles aussi et affinées par un intellect supérieur, ainsi que par la discipline d’un long travail scientifique.
— Votre nom ressemble un peu au mien, remarqua Dar Véter.
Les coins de la petite bouche tressaillirent dans un sourire contenu.
— Autant que vous me ressemblez vous-même!
Il regarda par-dessus la chevelure abondante et lustrée de la jeune femme dont la tête lui arrivait aux épaules, et adressa à Véda un large sourire.
— Véter, vous ne savez pas complimenter les femmes, dit celle-ci d’un ton malicieux, la tête penchée de côté.
— Est-ce indispensable à notre époque exempte de tromperies?
— Oui, intervint Evda Nal, et cette nécessité ne disparaîtra jamais!
Il fronça légèrement les sourcils.
— Expliquez-vous, je vous prie.
— Dans un mois, je prononcerai mon discours d’automne à l’Académie des Peines et des Joies; j’y parlerai beaucoup
des émotions directes. Pour le moment…. Evda fit un signe de tête à Mven Mas qui arrivait.
L’Africain marchait de son pas régulier et silencieux.
Dar Véter s’aperçut que Tchara avait tressailli et que ses joues s’étaient empourprées, comme si le soleil qui imprégnait tout son corps, perçait subitement à travers la peau. Mven Mas salua avec indifférence.
— Je vous amène Ren Boz. Il est assis là-bas, sur une pierre…
— Allons à lui, proposa Véda, et au-devant de Miika qui est partie chercher les appareils. Etes-vous des nôtres, Tchara Nandi?
La jeune fille secoua la tête.
— Voici mon seigneur et maître. Le soleil décline, le travail va bientôt commencer.
— Cela doit être pénible de poser, dit Véda. Un véritable exploit! Moi, j’en serais incapable…
— Je le croyais aussi. Mais si l’idée du peintre vous accapare, on participe à sa création. On cherche à incarner l’image… Il existe des milliers de nuances dans chaque mouvement, dans chaque ligne! Elles se captent comme les sons fugitifs de la musique…