Figurez-vous une vague plus haute que les autres, courant à notre rencontre. Et sur la crête de cette muraille d’eau, juste au-dessous des nuages denses et nacrés, se dressait une jeune fille au corps de bronze rouge ... La vague roulait en silence, et elle volait dessus, orgueilleuse dans sa solitude au milieu de l’océan infini. Mon glisseur bondit, nous passâmes près de la jeune fille qui nous salua en agitent la main ... Alors je vis qu’elle se tenait sur une de ces planches à moteur, que l’on conduit avec les pieds. . ,
— Je sais, intervint Dar Véter, c’est un appareil spécialement destiné aux promenades sur les vagues ...
— Ce qui m’a le plus impressionné, c’est qu’il n’y avait rien alentour que les nuages bas, l’océan désert dans la lueur du soir, et la jeune fille rasant la vague énorme. Cette jeune fille, c’était ...
— Tchara Nandi ! s’écria Evda Nal, je m’en doute ! Mais d’où venait-elle ?
— Certes, pas de l’écume et de la clarté des étoiles ! Tchara eut un rire clair :
— Je venais tout bonnement d’un radeau d’usine d’albumine. Nous étions alors au bord des sargasse19 où on cultivait les chlorelles20 et où je travaillais comme biologiste.
— Admettons, convint Kart San, mais depuis, vous êtes devenue pour moi la fille de la Méditerranée, issue de l’écume. Le modèle parfait de mon tableau. Je vous avais attendue un an.
— Peut-on venir voir ? demanda Véda Kong.
— Je vous en prie, mais pas aux heures de travail. Je peins très lentement et je ne supporte alors aucune présence étrangère.
— Vous peignez aux couleurs ?
— Les procédés n’ont guère changé depuis les millénaires d’existence de la peinture. Les lois optiques et l’œil humain sont toujours les mêmes ! La perception de certaines nuances s’est aiguisée, on a inventé les couleurs chromcatoptriques21, aux réflexions internes, on a trouvé des méthodes nouvelles pour harmoniser les tons. Mais dans l’ensemble, le peintre de l’antiquité travaillait comme moi. Mieux, sous certains rapports ... La foi, la patience nous manquent : nous sommes trop impétueux et pas assez sûrs d’avoir raison ... Or, dans les arts, une naïveté sévère est parfois préférable ... Voilà que je m’écarte encore du sujet ! Il est temps ... Venez, Tchara.
Tous s’arrêtèrent pour suivre des yeux le peintre et son modèle.
— Je sais maintenant qui c’est, dit Véda. J’ai vu sa Fille de Gondvana.
— Moi aussi, firent en chœur Evda Nal et Mven Mas.
— Gondvana, c’est le pays de Gondes, une région de l’Inde ? s’enquit Dar Véter.
— Non, c’est l’appellation collective des continents méridionaux, le pays de l’ancienne race noire.
— Et comment est-elle, cette Fille des Noirs ?
— Le tableau est simple : une jeune fille noire passe devant un plateau steppique, à l’orée d’une forêt tropicale, dans la lumière éblouissante du soleil. Une moitié du visage et du corps ferme est vivement éclairée, l’autre baigne dans une pénombre transparente, mais profonde. Un collier de crocs blancs ceint le cou élancé, les cheveux sont noués au sommet de la tête et couronnés de fleurs écarlates. De sa main droite, levée au-dessus de la tête, elle écarte de son chemin la dernière branche d’arbre ; de la gauche, elle repousse loin de son genou une tige épineuse. Le corps en mouvement, la respiration libre, le geste large du bras révèlent l’insouciance d’une vie juvénile qui forme avec la nature un tout, mobile comme un torrent ... Cette fusion se conçoit comme un savoir, une perception instinctive du monde ... Dans les yeux de jais, qui regardent au loin, par-dessus la mer d’herbe bleutée, les contours estompés des montagnes, on lit si bien l’anxiété, l’attente de grandes épreuves dans le monde nouveau qui vient de s’ouvrir à elle ! Evda Nal se tut.
— Plus que l’attente, une certitude douloureuse. Elle sent le dur destin de la race noire et cherche à comprendre, ajouta Véda Kong. Mais comment Kart San a-t-ïl su le rendre ? Peut-être par le froncement des sourcils fins, le cou légèrement incliné en avant, la nuque découverte, sans défense ... Les yeux sont étonnants, pleins de sagesse primitive ... Et, le plus étrange, c’est cette impression simultanée de force insouciante et d’anxiété ...
— Dommage que je ne l’aie pas vue, soupira Dar Véter. Il faudra que j’aille au Palais de l’Histoire. Je vois le coloris du tableau, mais je ne puis me représenter l’attitude de la jeune fille.
Evda Nal s’arrêta :
— L’attitude ... la voici, La Fille de Gondvana.
Elle jeta la serviette pendue à son épaule; leva son bras replié, cambra un peu la taille et se mit de trois quarts par rapport à Dar Véter. Sa longue jambe se souleva et s’immobilisa à mi-pàs, les orteils effleurant le sol. Aussitôt son-corps souple parut s’épanouir. Tous s’arrêtèrent, saisis d’admiration.
— Evda, vous me surprenez ! s’écria Dar Véter. Vous êtes dangereuse comme la lame d’un poignard à demi dégainé.
— Encore vos compliments maladroits, remarqua Védâ en riant. Pourquoi « à demi » et non « tout à fait » ?