Dans l’île, voire dans le Grand Monde, il y avait des individus de l’odieuse catégorie des « taureaux » qui essayaient parfois de conspirer et de provoquer des émeutes. Les détachements sanitaires détruisaient les assassins aussi impitoyablement que les requins, les microbes et les reptiles venimeux.
Tout en examinant son futur refuge, Mven Mas se demanda s’il n’appartenait pas, lui aussi, à la catégorie des « taureaux », mais il repoussa aussitôt cette idée avec indignation. Le « taureau », fort et énergique, ignore la compassion et n’obéit qu’à ses instincts les plus vils. Ces gens qui tenaient leur caractère de combinaisons fortuites de l’hérédité, devaient se surveiller sévèrement toute leur vie pour être dignes de la société moderne. Mais ces défauts étaient devenus réparables, grâce à la connaissance approfondie des êtres vivants. Les souffrances, les discordes et les malheurs des temps anciens étaient toujours aggravés par les individus de cette espèce, qui se proclamaient sous divers titres gouvernants infaillibles, autorisés à réprimer toute opposition, à extirper toute idée et tout principe différents des leurs. Depuis, l’humanité abhorrait toute manifestation d’absolutisme et craignait particulièrement les « taureaux », qui vivaient au jour le jour, sans respecter les lois inviolables de l’économie, sans souci de l’avenir. Les guerres et l’économie inorganisée de l’Ere du Monde Désuni conduisirent au pillage de la planète. On abattit les forêts, on brûla les réserves de houille et de pétrole amassées pendant des millions d’années, on pollua l’air d’acide carbonique et de résidus fétides d’usines mal aménagées, on extermina de beaux animaux inoffensifs, jusqu’à ce que le monde fût parvenu au seul régime susceptible d’assurer l’existence de l’humanité : le régime communiste. Une longue tâche incomba à la postérité. Dans l’Ere de l’Unification il fallut réorganiser, au prix de grands efforts, des pays où les arbres eux-mêmes avaient dégénéré en buissons et le bétail en races naines. Des débris : éclats de verre, papiers, ferraille, souillaient le sol : des coulées de cambouis et des résidus chimiques empoisonnaient les cours d’eau et les rivages des mers. Ce n’est qu’après l’épuration radicale de l’eau, de l’air et de la terre que l’humanité donna son aspect actuel à la planète, où on peut marcher partout pieds nus, sans se blesser ...
Mais lui, Mven Mas, nommé depuis moins de deux ans à un poste très important, avait détruit un satellite artificiel, fruit du labeur de milliers d’hommes et de l’habileté extraordinaire des ingénieurs. Il avait causé la mort de quatre savants dont chacun aurait pu devenir un Ren Boz ... Et Ren Boz lui-même avait failli périr ... L’image de Bet Lon qui se cachait quelque part dans les montagnes et les vallées de l’île de l’Oubli, reparut devant lui, poignante. Mven Mas avait vu avant son départ des photographies du mathématicien, et avait retenu pour toujours son visage volontaire, à la mâchoire massive, aux yeux rapprochés et enfoncés dans les orbites toute sa silhouette athlétique ...
Le mécanicien du glisseur aborda l’Africain.
— Le ressac est violent, les vagues sautent par-dessus le môle. Il faut gagner le port sud ...
— Pas la peine. Vous avez des radeaux de sauvetage. J’y mettrai mes vêtements et nagerai jusqu’à la grève.
Le mécanicien et le timonier le regardèrent avec respect. Les lames blafardes se chevauchaient lourdement sur un banc de sable, en cascades tonitruantes. Plus près de la côte, une cohue de vagues écumeuses et troubles assaillait la plage. Les nuées basses semaient une petite pluie tiède qui tombait en biais sous le souffle du vent et se mêlait aux embruns. Des silhouettes grises apparaissaient sur le rivage, à travers la brume.
Les deux marins échangèrent un regard, tandis que Mven Mas ôtait et pliait ses vêtements. Ceux qui partaient pour l’île de l’Oubli échappaient à la Tutelle de la Société où on se protégeait mutuellement et s’entraidait. Mais Mven Mas inspirait de la sympathie à tout le monde, et le timonier résolut de le prévenir du danger. L’Africain répondit par un geste insouciant. Le mécanicien lui remit une petite valise à fermeture hermétique.
— Tenez, voici des aliments concentrés pour un mois. Mven Mas réfléchit un instant et fourra la valise avec ses habits dans la chambre imperméable, boucla soigneusement le clapet et enjamba le garde-fou, le radeau sous le bras.
— Virez de bord ! commanda-t-il. Le glisseur pencha dans un brusque virage. Mven Mas, projeté dans la mer, engagea une âpre lutte avec les flots. Les marins le voyaient tour à tour monter sur les crêtes échevelées et disparaître dans les dépressions.
— II est assez costaud pour s’en tirer, dit le mécanicien avec un soupir de soulagement. On dérive, faut s’en aller !
L’hélice rugit et le bateau fila au sommet d’une lame. La silhouette sombre de Mven Mas se dressa de toute sa hauteur sur la grève et s’estompa dans le brouillard ...